RFI: Embellie économique en Ukraine

Intervention dans la séquence « Bonjour l’Europe », sur RFI, le 31/08/2017

L’agence américaine Moody’s vient de relever sa note de l’Ukraine. Une amélioration très modeste, mais qui envoie un signal positif aux Ukrainiens, et qui semblent signaler que des réformes structurelles portent leurs fruits. Après une grave crise économique en 2014-15, et une récession d’au moins 9%, le pays semble regarder de l’avant. 

Moody's sign on 7 World Trade Center tower in New York

Sébastien, pourquoi cette revue à la hausse de la note de l’Ukraine? 

Selon le communiqué de Moody’s, il s’agit justement de remarquer l’impact de quelques réformes structurelles mises en place ces dernières années. Notamment la stabilisation des finances publiques, la restructuration de la dette extérieure des secteurs bancaires et gazier. C’était il y a encore peu des trous noirs de la corruption dans le pays. Le ministère des finances travaille aussi à des réformes très techniques qui assainissent le cadre des finances publiques: discipline budgétaire, simplification du système fiscal, ou encore introduction d’un système en ligne et transparent pour les retours de TVA.

La décision de Moody’s, c’est une amélioration très modeste: de Caa3 à Caa2, c’est-à-dire d’une « appréciation stable » à une « appréciation positive ». On est encore très loin des sacro-saints Triple A, dont bénéficie par exemple la France. Mais le signal est fort: grâce à cette simple amélioration, l’Ukraine a accès à des taux plus avantageux sur les marchés internationaux, pour emprunter. Un avis positif peut aussi encourager les investisseurs à venir s’implanter en Ukraine.

Et-ce que cela correspond à un mouvement réel dans l’économie? 

Ca s’inscrit dans une croissance économique soutenue, c’est sûr. + 2,3% l’an dernier, 2% cette année. On s’attend à 3% en 2018. C’est le signe que l’Ukraine a sorti la tête de l’eau, après une récession historique, une dévaluation catastrophique, une désorganisation totale de l’Etat dans un contexte de révolution et de guerre. Les annonces de création d’entreprises, d’industries, de start-up, se multiplient. Le Président Petro Porochenko a accueilli l’annonce de Moody’s en assurant que l’Ukraine était sur le chemin d’une transformation radicale, et ne s’arrêterait pas.

Pour autant, il faut relativiser. D’abord parce que la conjoncture politique et militaire en Ukraine reste très instable, et donc tout peut être remis en cause rapidement. Mais aussi parce que l’annonce de Moody’s concerne avant tout le secteur financier, et la reprise économique n’a pas encore d’effet visible sur le pays, sur l’état des infrastructures, ou même sur l’emploi. Par exemple, un des principaux moteurs de l’économie, c’est le complexe agro-industriel. L’Ukraine est certes l’une des premières puissances agricoles mondiales, mais ce n’est pas ça qui justifie des embauches en masse. Les Ukrainiens restent parmi les plus pauvres en Europe, en terme de PIB par habitant.

Que faudrait-il pour assurer une croissance qui profite à la population? 

Des économistes très pointus se sont cassés les dents sur cette question, donc on ne peut pas répondre avec certitude. Mais un des éléments de réponse, c’est le temps. Des réformes structurelles, en plus que celles que j’ai évoqué, peuvent changer la donne. Par exemple, la décentralisation du pouvoir vers les collectivités locales, la réforme de la santé, ou encore l’abandon des standards de production soviétique, et la modernisation de l’économie. Tout ceci peut, sur la durée, changer la nature même de l’économie ukrainienne.

Autre élément: il faudrait que la lutte contre la corruption soit efficace, ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent. Exemple: je mentionnais la restructuration du secteur énergétique. Elle a été profonde, et réelle. Mais il y a deux jours, un scandale a éclaté: Viktor Medvetchouk, un oligarque ukrainien proche de Vladimir Poutine, contrôlerait 40% des importations, et maintiendrait les prix à la hausse! Difficile d’imaginer qu’il a pu entretenir un tel système sans que l’exécutif se rende compte de rien. L’exécutif qui, pendant ce temps, prête une oreille sourde aux critiques, tandis que le Procureur Général multiplie les enquêtes sur les réformateurs et les militants anti-corruption. Cela renvoie une impression de malaise, et ne donne pas vraiment d’espoir quant à une lutte sérieuse contre la corruption. Mais c’est pourtant cela, la véritable gangrène de l’économie ukrainienne.

Ecouter l’intervention ici

Ukraine: 26 ans après l’indépendance, l’émigration reste en débat

“A chaque fois que je passe la frontière, je me pose les mêmes questions: est-ce que je ne pourrais pas faire mieux, pour moi-même, pour mes parents, pour mes enfants, pour l’Ukraine, si j’étais installée à l’étranger?” L’interrogation hante la jeune militante civique Iryna Ozymok. Et avec elle, des millions d’Ukrainiens, tentés par l’émigration. Alors que le pays fête, ce 24 août, les 26 ans de son indépendance de l’URSS, le débat se fait vif autour d’un article de la journaliste Ioulia Mostova, intitulé “Ne pas renoncer à l’amour”. L’auteure y décrit son inlassable envie d’aller tenter sa chance ailleurs. Avant de revenir sur les raisons, les ambitions et les espoirs, qui la retiennent en Ukraine.

Screen Shot 2017-08-25 at 14.32.37

L’appel est émotionnel, dans une Ukraine qui reste un pays d’émigration massive. De 52 millions d’habitants à l’indépendance en 1991, la population est tombée à moins de 46 millions (ce chiffre inclut les populations disputées de Crimée et du Donbass séparatiste). Une véritable saignée démographique, expliquée d’abord par une faible natalité et une forte mortalité, mais aussi par l’émigration. Chaque année, ils seraient des centaines de milliers à tenter le départ, pour des durées plus ou moins longues. La dernière statistique officielle de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) couvre la période 2014-15: ils étaient alors plus de 700.000 Ukrainiens à avoir émigré pour des raisons de travail.

Pour beaucoup, c’est là la preuve d’un Etat dysfonctionnel, corrompu et appauvri, qui ne parvient pas à offrir des opportunités à ses citoyens. Les dernières années, marquées par la Révolution de la Dignité, une sérieuse crise économique, l’annexion de la Crimée, la guerre sans issue dans l’est, ont été particulièrement éprouvantes. L’annonce d’un énième cessez-le-feu, à partir du 1er septembre, ne convainc personne.  De même, l’objectif affiché de réformes structurelles et de lutte contre la corruption, venant d’un gouvernement discrédité, ne semblent pas produire de résultats tangibles. D’où une certaine désillusion dans l’opinion publique.

“Nous, les jeunes, nés en Ukraine indépendante, ne connaissons aucune frontière”, constate, cynique, la jeune Maria Krioutchok. “Le billet d’avion Kiev-Budapest coûte trois fois moins cher que le bakchich qu’il faut donner au professeur à l’université, pour passer les examens! » Engagée dans des projets de lutte contre la corruption à Kiev, la militante a décidé de rester, et de « construire un pays meilleur ». Le message n’en reste néanmoins pas moins clair: si les jeunes veulent partir, rien ne les empêchera. Pour Maria Krioutchok et de nombreux autres, le débat ukrainien sur l’émigration est faussé, car il ne prend en compte ni la valeur ajoutée d’un séjour à l’étranger, ni les vertus de l’épanouissement personnel.

Pour autant, l’émigration n’est pas une fatalité. “Le niveau d’optimisme demeure à un niveau constant depuis des années, à environ 43%”, commente la sociologue Iryna Bekeshkina, directrice du Fond des Initiatives Démocratiques. “Beaucoup d’Ukrainiens se voient un avenir dans leur pays”. Pour preuve, la militante civique Iryna Ozymok a, elle aussi, choisi de rester. “Les petits changements accomplis avec de petits revenus donnent des résultats sérieux!”, s’exclame-t-elle. Tout en évoquant la possibilité de partir, “quand il s’agira de choisir une école pour les enfants…”

De fait, “l’émigration n’est pas tant liée à la situation du pays d’origine, mais surtout aux opportunités offertes ailleurs”, commente l’experte Anastasia Vynnychenko. Ces jours, plus d’un million d’Ukrainiens travailleraient en Pologne, attirés par une forte demande de main d’oeuvre, et des revenus plus élevés que les 200 euros du salaire moyen ukrainien.

17977724585_4e4a4d9560_o

 

A un certain degré, le phénomène est vu comme une manière de juguler un marché du travail moribond. Il suscite néanmoins l’inquiétude dans certains secteurs. Ingénieurs, spécialistes de l’administration publique ou même des maçons font cruellement défaut sur le marché du travail. Pour l’heure, aucune mesure concrète n’a été adoptée par le gouvernement pour inciter les migrants à revenir faire fructifier leurs expériences dans leur pays natal, ou pour retenir les talents chez eux.

“On peut toujours discuter des illusions ou des désillusions des Ukrainiens », poursuit Anastasia Vynnychenko. « Mais il faut comprendre que l’émigration est justifiée avant tout par des raisons pratiques, et économiques. Le départ est une décision difficile pour les individus, pour les familles. Il n’implique pas nécessairement une rupture définitive avec le pays d’origine », conclut Anastasia Vynnychenko.

“Ce n’est pas comme s’il s’agissait d’abandonner l’Etat”, commente l’agent d’assurance Lioubomir Foutorski, à Lviv. “La mobilité des travailleurs est telle qu’ils vont là où les opportunités les portent”. Lui a récemment été approché par une grande compagnie française pour un poste à hautes responsabilités basé à Paris. Il ne verrait pas son départ comme une trahison de sa nation, mais plutôt comme l’aboutissement d’une stratégie personnelle de carrière. Un aboutissement qui permet aussi de montrer l’Ukraine comme un vivier d’énergies vives, et de personnel qualifié.

L’Ukraine comme pays d’opportunités: ’est précisément ce qui a poussé Victor Artemenko à revenir, en 2015, après avoir étudié en France et travaillé en Belgique. “Plus que le confort et les assurances de l’ouest, je préfère les possibilités infinies que l’on trouve ici”, s’enthousiasme-t-il. “Chaque jour est un combat pour ses idées, pour bâtir un pays meilleur”, ajoute le jeune journaliste Veniamin Troubatchov. Lui non plus n’a aucune envie de partir, et considère l’article « Ne pas renoncer à l’amour » comme une sorte d’appel aux armes, pour transformer son pays, et s’y créer un avenir.

26 ans après l’indépendance, beaucoup appellent ainsi à ne pas baisser les bras. Mais de nombreuses voix se font aussi entendre pour changer les termes du débat, et accepter la situation telle qu’elle est: l’Ukraine est un pays d’émigration. Ils appellent aussi à ne plus vivre les départs comme une saignée démographique, mais plutôt comme une chance pour le développement de l’Ukraine, et des Ukrainiens, qu’ils vivent ici ou ailleurs. Selon les critères utilisés pour définir la catégorie de migrants de long-terme et la diaspora, entre 12 et 20 millions d’Ukrainiens habiteraient à l’étranger.

RFI: L’Ukraine célèbre les 26 ans de son indépendance comme pays d’émigration

Reportage diffusé sur RFI, le 24/08/2017

Il y a 26 ans, l’Ukraine quittait l’URSS. Parade militaire et célébrations populaires sont de rigueur. Mais c’est aussi l’heure de réfléchir à l’état du pays. D’une population de 52 millions d’habitants en 1991, l’Ukraine compte aujourd’hui moins de 46 millions. Entre faible natalité et forte mortalité, l’émigration y est pour beaucoup. Dans un contexte difficile, de guerre à l’Est et de crise économique, elle reste une réalité. Et la question de rester ou partir d’Ukraine se pose pour beaucoup d’habitants. Le débat se cristallise aujourd’hui autour d’un article intitulé « Не зрікаються в любові – Ne pas renoncer à l’amour ». 

Screen Shot 2017-08-25 at 14.32.37

“Je veux partir”. Partir et oublier la corruption, la guerre, les mauvaises infrastructures, et tout ce qui fait de l’Ukraine un pays difficile à vivre. La journaliste Ioulia Mostova a créé la sensation en publiant ces lignes, et en relançant le débat sur l’émigration de masse à partir de l’Ukraine. Le phénomène est en augmentation constante depuis une décennie. Il s’est amplifié avec les crises des dernières années, comme l’indique l’OIM, l’Organisation Internationale pour les Migrations. Pour beaucoup, c’est un signe que l’Etat ukrainien ne peut offrir des opportunités de développement à ses citoyens. Anastasia Vynnychenko, experte à l’OIM, nuance un tel jugement.

Anastasia Vynnychenko: On peut toujours discuter des illusions et désillusions des Ukrainiens. Mais les principales raisons pour partir sont avant tout économiques. Partir est une décision difficile à prendre…

La journaliste Ioulia Mostova voulait avant tout provoquer ses lecteurs, car elle, elle a choisi de rester. Dans la seconde partie de son article, elle met en avant ses espoirs, ses ambitions, ses projets, qui la retiennent en Ukraine.

La jeune Maria Krioutchov est engagée dans des projets de lutte contre la corruption à Kiev. Elle veut aussi rester pour faire de son pays un endroit où il ferait bon vivre. Dans le même temps, Maria Krioutchov ne cache pas son cynisme.

Maria Krioutchov: La jeune génération ne croit plus à l’idée de frontière. Un billet d’avion Kiev-Budapest coûte moins cher que le bakchich que l’on doit payer au professeur d’université à Kiev pour avoir ses diplômes!

Autrement dit: si les jeunes veulent partir car rien ne change en Ukraine, alors ils partiront, et rien ne les en empêchera.

Depuis la chute de l’URSS, la controverse sur l’émigration de masse revient sans cesse, comme l’expression d’une sorte de malaise des Ukrainiens vis-à-vis de leur pays. Mais cela démontre aussi que l’Ukraine n’a pas su tirer parti de l’émigration, comme l’ont fait d’autres Etats, en gardant le lien avec les migrants, en faisant fructifier leurs expériences, et leurs compétences.

Lioubomir Foutorskiy est un assureur, à Lviv, dans l’ouest du pays.

Lioubomyr Foutorskiy: C’est un vaste monde. Si les Ukrainiens veulent aller à l’étranger, et y travailler, tant mieux pour eux. S’ils veulent revenir, c’est bien. S’ils veulent rester là-bas, pas de souci non plus. Ils gagnent en compétence, et peuvent aider l’Ukraine de là où ils sont. 

26 ans après l’indépendance, beaucoup appellent donc à accepter la situation telle qu’elle est: l’Ukraine est un pays d’émigration. Ils appellent aussi à ne plus vivre les départs comme une saignée démographique, mais plutôt comme une chance pour le développement de l’Ukraine, et des Ukrainiens, qu’ils vivent ici ou ailleurs.

Screen Shot 2017-08-25 at 14.32.37Sébastien Gobert – Kiev – RFI

Ecouter le reportage ici

Chanson de fin de reportage: https://www.youtube.com/watch?v=Aqt2ZZy59LE

Hromadske TV: Українська столиця Італії: історії розділених сімей

Репортаж опубліковано на веб-сайті Hromadske TV, 02/01/2017. Автор: Ольга Токарюк
Наша робота по Skype Села з Ольгою Токарюка на « Скйп Села ».
Більше тут – на французскую:
screen-shot-2017-01-25-at-00-40-04
Як живуть та спілкуються з родичами українці в Неаполі.

Перший із двох матеріалів про українських трудових мігрантів за кордоном та їх родини в Україні. Як впливає заробітчанство на українців там та на їхніх родичів, що залишилися тут? 

Батьки, що роками не бачать власних дітей. Малюки, яких виховують дідусь із бабусею. Дорослі, які їдуть на рік, а залишаються на десятиліття. Але також возз’єднані родини – діти, які переселяються за кордон, та батьки, які після довгих років відсутності повертаються до України. Які труднощі чекають на розділені сім’ї? І яку роль у підтриманні родинних зв’язків відіграють нові технології?

Неаполь – без перебільшення українська столиця Італії. За офіційними даними, в цьому місті та прилеглій до нього області Кампанія мешкає 42 тисячі українців – це другий показник з усіх італійських регіонів. Насправді українців тут щонайменше вдвічі більше. Адже значна їхня  частина не має дозволу на проживання (т. зв. «пермессо») і роками живе в Італії нелегально.

У Неаполі жити і працювати нелегально простіше, ніж у будь-якій іншій частині Італії – це відзначали всі співрозмовники Громадського. Адже цей регіон, як і південь Італії загалом, відомий тим, що тут процвітає тіньова економіка, на дотримання законів часто дивляться крізь пальці, а у випадку проблем завжди можна домовитися. Поліція рідко перевіряє документи в іноземців, а деякі роботодавці не проти уникнути оформлення контракту, і, як наслідок, сплати податків.

Українці в Італії – це переважно жінки, які працюють доглядальницями, прибиральницями, нянями. Чоловіків майже в шість разів менше. Більшість українців приїхали на Апенніни на початку 2000-х – найчастіше самостійно. Через кілька років, після отримання документів, дехто забрав сюди родину. Проте у більшості вся сім’я залишилася в Україні – і нерідко відстань має руйнівний вплив на родинні взаємини.

Читати більше тут

RFI: Des Entrepreneurs choisissent la Moldavie

Reportage diffusé dans l’émission Accents d’Europe, sur RFI, le 05/12/2016

La Moldavie, pays le plus pauvre d’Europe, Etat en faillite, sans espoir… Il est facile d’appliquer des clichés sur cette petite république post-soviétique, encastrée entre la Roumanie et l’Ukraine. Le pays est frappé par une émigration de masse Mais les Moldaves qui restent tentent de changer les choses, et multiplient les initiatives citoyennes. 

15129659_1034895933306739_5382659947440737229_o

Ils sont jeunes, dynamiques, optimistes, et entreprenants. Ce 11 novembre, plusieurs centaines de Moldaves se sont réunis dans le centre de Chisinau, la capitale, pour une conférence qui affiche clairement son objet “Je choisis la Moldavie”

Dans un pays de 3,5 millions d’habitants, plus de 1 Moldave sur trois a au moins un pied à l’étranger, que ce soit pour des périodes limitées ou à durée indéterminée. La corruption reste endémique, et le système oligarchique semble indestructible.

Il y aurait de quoi perdre tout espoir. Mariana Turcan, principale organisatrice de la conférence, voit les choses différemment.

Marian Turcan: Ce genre d’évènements rassemble des gens qui n’ont en général pas voix au chapitre. Dans les médias, la plupart des sujets tournent autour des manigances politiciennes, de quelques meurtres, ou des accidents de la route. Mais il n’y a pratiquement rien sur les nouvelles initiatives dans la société. Et il y en a beaucoup! Nous avons des personnes fantastiques qui travaillent dur dans ce pays. Mais elles n’ont pas de place dans les médias, à la télévision.

Ce soir, 11 novembre, ce sont 11 intervenants qui ont 11 minutes chacun pour présenter leurs projets novateurs, du journalisme d’investigation au développement d’un urbanisme accessible aux personnes handicapées, d’initiatives d’échanges culturels à la gestion d’un restaurant sans payer de bakchich.

Elena Zgardan fait sensation ce soir, avec sa plateforme de financement participatif, crowdfunding, “Gouvern24”.

Elena Zgardan: C’est une plateforme de crowdfunding civique. Nos projets visent à construire notre pays, en commençant par le plus simple: des infrastructures de base, des canalisations d’eau, des installations sanitaires. Notre premier projet a été de rallumer les éclairages publics dans les rues d’un petit village.

L’initiative avait rencontré un tel succès, qu’elle avait étendue à 24 autres villages. Une manière simple de changer le quotidien des gens, et de combler les déficiences de l’Etat.

Pour la jeune femme, diplômée, polyglotte, c’est un signal clair: il y a un futur en Moldavie.

Elena Zgardan: Je suis allé à l’étranger très souvent. Mais j’ai toujours ressenti ce lien avec la Moldavie. Ici, je vois l’impact direct et concret de mes projets. Ca fait toute la différence pour moi. C’est ici et seulement ici que je peux mettre en valeur mes expériences à l’étranger pour m’investir personnellement et voir de réels changements. Ici, beaucoup de personnes voient des problèmes. Moi, je vois énormément d’opportunités.

George Teodorescu les voit aussi, ces opportunités. Lui est un entrepreneur roumain, installé à Chisinau. Il part d’un constat assez alarmant.

George Teodorescu: Je suis arrivé ici en 2009. Je dirais qu’environ 70% des amis que je m’étais fait cette année là sont partis. La fuite des cerveaux est très importante ici.

Il se rappelle l’époque où la Moldavie avait reçu plus de 2 milliards de dollars d’investissements direct étrangers. Ce n’est plus le cas maintenant. Alors comment retenir les jeunes ici, tout en leur promettant des perspectives économiques? George Teodorescu pense avoir trouvé une solution.

George Teodorescu: Les salaires dans les technologies de l’information ont vraiment augmenté. Dans le secteur, les rémunérations au niveau mondial, c’est au moins 2-3000 euros par mois. C’est un bon salaire un peu partout dans le monde, mais ici en Moldavie, c’est une fortune. Donc l’idée, c’est de garder les informaticiens ici, avec leurs familles. On essaye de créer une plateforme.

George Teodorescu parle de premiers succès dans son entreprise. Malgré tout, on est encore loin d’avoir une Silicon Valley en Moldavie, et l’hémorragie des jeunes talents ne devrait pas être stoppée de si tôt.

Elena Zgardan en est tout à fait consciente. Mais dans l’émigration aussi, elle veut voir une chance, plutôt qu’une fatalité.

Elena Zgardan: Plus de la moitié de nos dons proviennent de la diaspora. C’est très intéressant, car cela nous permet de garder un lien avec les gens qui sont partis à l’étranger. Nous leur montrons ce qu’il se passe dans leur pays d’origine, et nous leur donnons une chance de participer.

“Je choisis la Moldavie” est un concept qui ne nie pas la nature du pays: petit, pauvre, dont la population est historiquement très liée à la Roumanie, à la Russie, et au-delà. Etablir des passerelles entre la diaspora et le pays d’origine a fortement contribué au développement d’autres pays dans des situations similaires.

Chiril Paduret se présente comme entrepreneur et ambassadeur de “Je choisis la Moldavie”.

Chiril Paduret: Pour moi, il est très important de soutenir des projets de développements en République de Moldavie. Il faut prendre soin de ce pays, et le transformer, pour que les choses aillent de mieux en mieux. Cela étant dit, il faut aussi se soucier de sa carrière personnelle, et il y a beaucoup d’opportunités ailleurs. Je me prépare à partir pour le travail. Mais je n’abandonne pas pour autant mes projets ici. Je crois en la Moldavie. 

“L’herbe est plus verte chez le voisin”. Les Moldaves savent depuis longtemps que ce proverbe a un vrai fond de vérité, que la vie ailleurs est plus simple, plus confortable. Mais ce n’est que très récemment que certains ont commencé à entretenir leur propre jardin, pour verdir l’herbe moldave.

Ecouter le reportage ici

RFI: Jean Beleniuk, Olympien noir de l’Ukraine

Portrait diffusé dans l’émission Accents d’Europe, sur RFI, le 08/09/2016

Aux Jeux Olympiques de Rio de 2016, l’Ukraine s’est classée 31ème, avec 11 médailles. Et il y a un athlète qui fait sensation: Jean Beleniuk, lutteur gréco-romain, a ramené une médaille d’argent. Un beau parcours, pour cet Ukrainien d’origine rwandaise.

%d0%b6%d0%b0%d0%bd_%d0%b1%d0%b5%d0%bb%d0%b5%d0%bd%d1%8e%d0%ba
Jean Beleniuk. Source: Wikipedia Commons

 

Il se rappelle des moqueries et de quelques bagarres dans la cour d’école, victime des autres enfants à cause de la couleur de sa peau. Mais si ces souvenirs ont peut-être poussé Jean Beleniuk à développer sa vocation de lutteur gréco-romain, ils sont bien loin derrière. Le champion olympique aujourd’hui un héros national, qui a reçu un accueil chaleureux à son retour des Jeux Olympiques de Rio. Jean Beleniuk est né en 1991, l’année de l’indépendance de l’Ukraine, d’une mère couturière ukrainienne et d’un père rwandais. Celui-ci étudiait l’aviation dans une université locale. Il perdra la vie dans la guerre civile rwandaise du début des années 1990. Jean Beleniuk grandit en s’affirmant comme sportif et comme athlète professionnel. A la fois dans la Bundesliga allemande, et comme athlète national ukrainien. Il décroche sa qualification aux Jeux Olympiques en 2015, en devenant champion du monde de lutte, dans la catégorie 85 kilos. A son retour en Ukraine, il était alors sacré “Athlète de l’année”. Autant dire qu’il sait relativiser les questions de racisme et discriminations en Ukraine. Les tensions raciales y sont largement exagérées, explique-t-il régulièrement, et les mentalités changent peu à peu. Ce qui pourrait remettre en cause son attachement à l’Ukraine, c’est l’argent. Avant les jeux Olympiques, Jean Beleniuk s’était ouvertement plaint de ne pas avoir reçu tout son salaire promis par le ministère des sports. Il avait aussi évoqué la possibilité de changer de nationalité, si un autre pays lui offrait un meilleur traitement, et une nouvelle chance de concourir aux Jeux Olympiques. Et, cette fois, de revenir avec une médaille d’or.

Ecouter le portrait ici

LLB: En Ukraine, les écrans apaisent la douleur de la séparation

Reportage publié dans La Libre Belgique, le 09/06/2016. Ce travail s’inscrit dans le cadre du projet sur les « Villages Skype d’Ukraine », réalisé avec le soutien de journalismfund.eu

Screen Shot 2016-03-31 at 06.55.27

Dans ce village de l’Ouest de l’Ukraine, proche de la frontière polonaise, l’absence d’au moins un membre de la famille fait partie de la réalité locale. Nombreux sont ceux partis travailler à l’étranger, pour assurer la subsistance de leurs proches, restés au pays. Mais pour les familles, le prix de la séparation est élevé. Reportage.

Skype, ça a donné un nouveau souffle à notre ville. » Krystyna Datsiouk s’est mise sur son trente et un, pour présenter le centre informatique de sa bibliothèque pour enfants. « Cela a permis aux habitants de Sokal de renouer le contact avec ceux qui sont loin. Moi, par exemple, mes deux frères sont à l’étranger. Mes collègues ont toutes des parents à l’étranger. Vous ne trouverez pas une famille ici qui n’a pas un de ses proches à l’étranger. » A dix kilomètres de la frontière polonaise, Sokal est un petit bout de campagne ukrainien tout à fait typique. On y accède sur des routes cabossées, en passant devant le cadavre de la défunte usine de produits chimiques, jadis le lieu de travail de plus de 5 000 personnes. Au centre-ville, la vie semble paisible, entre façades décrépies de bâtiments publics et conduites de gaz rouillées. Ici et là, néanmoins, ce sont les belles demeures neuves, à l’architecture originale, qui attirent l’œil. Des maisons généralement habitées par des familles morcelées.

Lire le reste du reportage ici (Accès abonnés)

RTS: Les Villages Skype d’Ukraine

Reportage diffusé dans l’émission « Tout un Monde », sur la RTS, le 12/05/2016

Un projet réalisé avec le soutien de journalismfund.eu

Face aux difficultés économiques, ce sont des générations entières d’Ukrainiens qui sont allés tenter leur chance ailleurs depuis l’indépendance en 1991, principalement en Russie et en Europe de l’ouest. En laissant familles et maisons derrière, et en espérant revenir après s’être enrichis. Dans l’ouest de l’Ukraine en particulier, des villages entiers se sont ainsi mis à vivre au rythme des migrations, des transferts d’argent des migrants, et des nouvelles technologies.

 

Les-migrations-a-l-ere-du-numerique-les-villages-Skype-d-Ukraine-par-Sebastien-Gobert

Imaginez une petite ville de campagne reculée en Ukraine de l’ouest. Avec ses routes cabossées, ses façades décrépies, ses conduites de gaz rouillées héritées de l’époque soviétique. Et son Internet haut débit, qui a donné un nouveau souffle à la ville.

Krystyna Datsiouk: Le centre Skype, comme on l’appelle, a permis à nos villageois de renouer les liens avec ceux qui sont au loin. C’est très important.

Krystyna Datsiouk est la directrice de la bibliothèque municipale pour enfants de Sokal, tout près de la frontière polonaise. Elle supervise le centre informatique de la ville, ouvert il y a quelques années.

Krystyna Datsiouk: Moi, par exemple, mes deux frères sont à l’étranger. Mes collègues ont toutes des parents à l’étranger. Vous ne trouverez pas une famille ici qui n’ait pas un de ses proches à l’étranger. 

L’ouest de l’Ukraine, c’est un des épicentres de l’émigration de centaines de milliers d’Ukrainiens au fil des 25 dernières années. Confrontés à de sérieuses difficultés économiques, ils sont partis tenter leur chance ailleurs.

Marianna Nitch: Dans les années 1990, la migration a été très dure pour toutes les familles. Les parents décidaient de partir précipitamment, à cause de l’urgence économique. Les enfants étaient soumis à des changements dramatiques, qu’ils ne comprenaient pas. 

Marianna Nitch est une psychologue de l’association Zaporuka, à Lviv, spécialisée dans l’assistance de familles de travailleurs à l’étranger.

La plupart des Ukrainiens qui tentent leur chance ailleurs ne se qualifient pas d’émigrants. Ce sont des “Zarobytchanny”, littéralement des “travailleurs pour de l’argent”. Leur désir de rentrer au pays implique qu’ils ont encore une partie de leur famille, souvent des enfants, en Ukraine.

Marianna Nitch: Avant, les familles ne pouvaient communiquer que par téléphone, une fois par semaine, voire une fois par mois. Maintenant, il y a beaucoup plus de possibilités, non seulement de communiquer, mais aussi de voyager. Et on voit que les familles s’adaptent. Une fois que les enfants comprennent qu’ils doivent vivre sans leurs parents, ils deviennent plus responsables, plus autonomes.

Aujourd’hui, le centre informatique de Sokal est moins utilisé, car de plus en plus de foyers ont Internet à domicile. Mais la bibliothèque reste très fréquentée, notamment depuis que le wifi est en libre accès. Une fierté technologique pour les bibliothécaires. Par contre, pour aller aux toilettes, il faut traverser la rue, car les conduites d’eau ne sont jamais arrivées jusqu’au bâtiment.

Les bibliothécaires préfèrent en rire. Mais c’est encore là un signe du développement asymétrique de la ville de Sokal. L’argent des migrants bénéficie aux familles, mais peu à la collectivité. Krystyna Datsiouk constate aussi d’autres sortes de décalage chez les enfants.

Krystyna Datsiouk: Certains enfants ne voient que les avantages matériels: ils ont des téléphones, des ordinateurs, des vêtements de marque… Ils peuvent aller jusqu’à considérer leur mère comme un simple porte-monnaie. Donc avec ces enfants qui sont bien mieux lotis d’un point de vue matériel, il faut être encore plus attentifs qu’avec les autres.

Le salaire moyen en Ukraine aujourd’hui, c’est environ 200 euros par mois. Rien à voir avec le niveau des salaires en Europe de l’ouest, ou même en Russie.

Comme des milliers d’autres, Olena Rykhniouk, 42 ans, s’est donc résignée. Depuis deux ans, elle est seule à élever ses deux enfants, en attendant le retour de son mari, employé à Moscou.

Olena Rykhniouk: La distance, ça a été dur au début, pour le moral. Mais maintenant, ça va. Nous avons un but commun: nous construisons une grande maison, ici à Sokal. Il nous faut de l’argent pour la finir. Donc nous avons décidé de vivre comme cela. J’espère juste que cette situation ne va pas s’éterniser… 

Selon une étude de l’Organisation Internationale des Migrations, l’OIM, 60% des migrants ukrainiens travaillant à l’étranger souhaitent revenir s’installer en Ukraine. Mais les retours ne sont ni encouragés, ni encadrés par l’Etat. Anastasia Vynnychenko est une experte à l’OIM.

Anastasia Vynnychenko: L’Etat a pris de nombreuses initiatives pour gérer les flux migratoires. Mais nous constatons de sérieuses incohérences et un manque de coordination de ces initiatives. Et en ce qui concerne une politique de valorisation de l’émigration en faveur du développement économique de l’Ukraine, nous en sommes au point mort. 

En 2014, l’étude de l’OIM estimait que les transferts d’argent des migrants à l’Ukraine représentait plus de 2,5 milliards d’euros, soit plus de 3% du PIB national. 21% des migrants se déclaraient près à investir leur épargne dans l’économie du pays.

Mais depuis 1991 et l’indépendance de l’Ukraine, les gouvernements successifs ne semblent pas pressés d’apporter une réponse à cette question.

En plus de la guerre à l’est, l’Ukraine traverse une grave crise économique et financière, et la corruption reste endémique. Au lieu d’investir dans des activités productives, les migrants économiques d’aujourd’hui continuent donc de se replier sur la sphère familiale. Ils investissent dans des maisons, des voitures, des biens de consommation, et l’éducation de leurs enfants.

Nastya: Bonjour, Je m’appelle Nastya. 

Dans la petite ville de Sokal, Nastya a 13 ans, elle apprend le français. Son père vit dans la région parisienne depuis de nombreuses années. La maîtresse de maison, Iryna Lyalka, s’en est difficilement fait une raison.

Iryna Lyalka: Bien sûr, nous vivons bien d’un point de vue matériel. Mais pour la famille, c’est très difficile. Mon mari ne voit pas les enfants grandir. Au moins, maintenant, il y a Skype. Voilà, on peut dire que maintenant, nous vivons notre vie sur Skype. 

Dans cette Ukraine rurale et reculée, la famille a toujours représenté une valeur sûre, même sur un écran d’ordinateur. Et ces “villages Skype”, que l’on croyait il y a peu condamnés à cause des migrations de masse, continuent à vivre, grâce à l’Internet haut débit.

Sébastien Gobert à Sokal pour la RTS

Ecouter le reportage ici

P@ges Europe: Les Villages Skype d’Ukraine

Reportage publié sur le site de P@ges Europe, de la Documentation Française, le 27/04/2016

Les-migrations-a-l-ere-du-numerique-les-villages-Skype-d-Ukraine-par-Sebastien-Gobert

« Bien sûr, nous vivons bien, d’un point de vue matériel. Mais, pour la famille, c’est très difficile. Mon mari ne peut revenir qu’une fois tous les six mois, il ne voit pas les enfants grandir. » Sur le canapé, à côté d’Iryna Lyalka, ses deux filles chahutent avant de courir dans les couloirs de leur grande maison. Entre deux éclats de rire, Nastya, l’aînée, se plaît à lancer quelques phrases en français entrecoupées d’ukrainien. Son père habite et travaille en France depuis des années. « Au moins, maintenant, il y a Skype. Avant, quand ce n’était que par téléphone, c’était vraiment dur », commente Iryna Lyalka. « Voilà, on peut dire que maintenant, nous vivons notre vie sur Skype. »

Dans la petite ville de Sokal, Skype et les nouvelles technologies permettant des communications longue distance pour le coût d’une simple connexion Internet sont devenus partie prenante à la vie locale. À quelques kilomètres de la frontière polonaise, dans l’extrême ouest de l’Ukraine, Sokal compte environ 20 000 habitants officiellement enregistrés. « Il n’y a pas une famille qui n’a pas au moins un de ses membres à l’étranger », assure Krystyna Datsiouk, directrice de la bibliothèque pour enfants. Ses deux frères sont partis il y a longtemps. Chacune de ses collègues utilise régulièrement Skype pour tenter d’atténuer la distance avec ses proches.

« Internet a donné un nouveau souffle à notre ville », poursuit K. Datsiouk, qui a présidé, il y a quelques années, à l’ouverture du premier centre Skype de la région dans sa bibliothèque, co-financé par l’association Zaporuka, à Lviv, la capitale de région. Zaporuka promeut des projets sociaux de diverses natures et le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) en font partie. « Tellement de gens sont partis travailler ailleurs que les structures familiales s’en sont trouvées perturbées, et soumises à un grand danger », explique Yarina Khomsiy, coordinatrice de Zaporuka. « Ce n’est pas forcément une fatalité. Mais il est important de garder un contact régulier. Pour les enfants, la vidéo sur Skype a permis de rétablir le contact visuel avec les parents. »

Lire le reste de l’article ici (accès libre)

Grand Reportage RFI: Les Villages Skype d’Ukraine

Grand Reportage diffusé sur RFI, le 30/03/2016

Depuis l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, la population a diminué de 8 millions d’habitants. Ceci sans compter l’annexion de la Crimée et le drame de la guerre du Donbass depuis 2014. Une grande partie de cette déperdition de population, elle est due à l’émigration. Face aux difficultés économiques, ce sont des générations entières d’Ukrainiens qui sont allés tenter leur chance ailleurs, principalement en Russie et en Europe de l’ouest. En laissant familles et maisons derrière, et en espérant revenir après s’être enrichis. Dans l’ouest de l’Ukraine en particulier, des villages entiers se sont ainsi mis à vivre au rythme des départs, des retours, et des transferts d’argent des migrants. Et la vie de famille a continué par téléphone, et, depuis quelques années, sur Internet, et Skype. Un défi considérable pour une société très patriarcale, où les traditions familiales sont très fortes. Une situation inédite qui présente ses inconvénients, et ses opportunités. 

“Les villages Skype d’Ukraine”, un Grand Reportage de Sébastien Gobert, réalisé avec le soutien de Journalismfund.eu

Screen Shot 2016-03-31 at 06.55.27

La connexion s’établit, et voilà Vassili qui s’affiche sur un écran d’ordinateur. Il a l’air détendu, heureux de voir son fils de 7 ans, Stanislav. Vassili est en Espagne, et Stanislav grandit à Bobivtsi, dans l’ouest de l’Ukraine. Grâce à des rendez-vous quotidiens, c’est sur Skype que Vassili voit grandir son fils.

Vassili: Alors, raconte moi

Stanislav: Raconter quoi? 

Vassili: Tu es allé quelque part? 

Stanislav: Oui, je suis allé m’amuser chez des amis, avec Rostik. 

Illia Tokariuk: Au début, les enfants réclamaient leur mère. Mais après deux semaines, ils ont pris leurs repères. Maintenant, il n’y a plus de problème. Ils ont compris qu’ils peuvent leur parler sur Skype, et puis, les parents leur envoient des cadeaux, des confiseries, des jouets… Ils le vivent bien. 

Illia Tokariuk, c’est le grand-père. Les deux parents de Stanislav sont en Espagne depuis plus de 6 mois pour y travailler. Alors avec sa femme Nina, Illia Tokariuk est aujourd’hui en charge de l’éducation du petit Stanislav et de son frère de 16 ans. Chaque mois, ils reçoivent entre 100 et 200 euros depuis l’Espagne. Une somme modeste, mais qui permet de faire la différence et d’assurer une bonne éducation aux enfants.

Les grands-parents acceptent d’autant mieux cette situation qu’Illia Tokariuk a lui-même passé de nombreuses années à travailler dans des pays d’Europe de l’ouest. Grâce à l’argent tiré de cette tradition familiale de migrations économiques, les Tokariuk ont pu se construire une grande et belle maison, dotée de tout le confort moderne.

Illia Tokariuk: Si on veut travailler ici en Ukraine, c’est possible. Il y a du travail. Mais ici, la question essentielle, c’est celle des salaires, qui sont très faibles. Ici, si on a un emploi régulier et honnête, alors ce n’est pas possible de construire une telle maison. 

Le salaire moyen en Ukraine aujourd’hui, c’est environ 200 euros par mois. Rien à voir avec le niveau des salaires en Europe de l’ouest. Même si la grave crise que traverse le pays a encore creusé l’écart, le faible niveau de vie en Ukraine est une réalité structurelle qui dure depuis l’indépendance du pays en 1991.

Les difficultés économiques ont poussé des millions de personnes au départ depuis 25 ans. Parmi les destinations les plus populaires: la Russie, la Pologne, l’Italie et d’autres pays de l’Union européenne, pour des séjours le plus souvent pensés comme temporaires. A Bobivtsi, c’est un phénomène que Mikhaylo Sobko connaît bien. Il a été le maire du village pendant plus de 17 ans.

Mikhaylo Sobko: Notre pays n’offre plus de perspectives aux jeunes générations. Pour moi et ma femme, ça va, car nous sommes retraités. Mais les jeunes ne peuvent pas se projeter dans l’avenir. Dans le village, il y a officiellement 1700 habitants. Il n’y a qu’une dizaine de familles qui n’a pas au moins un des siens à l’étranger. 

D’ailleurs, les deux fils de Mikhaylo Sobko vivent et travaillent à l’étranger, et lui aussi est un grand-père en charge de l’éducation de ses 2 petits enfants.

Lui est une exception: il n’a jamais franchi la frontière. Il n’en a même jamais eu envie. Il a préféré se consacrer à son village, qu’il a vu évoluer au fil des cycles de migration. Un des évènements qui l’a marqué, c’est l’arrivée d’Internet à Bobivtsi.

Mikhaylo Sobko: Au début, on a installé des antennes sur les toits, mais les connexions étaient mauvaises. En 2014, on a été relié par un câble. Moi, je n’y connais rien. Mais un des habitants s’est arrangé pour assurer l’Internet haut débit à au moins 300 maisons du village! Ca a tout changé, car les habitants n’utilisent pas Internet pour regarder les nouvelles ou se documenter. C’est avant tout pour que les familles communiquent avec leurs proches, à l’étranger. 

Dans ce village reculé, au pied des montagnes des Carpates ukrainiennes, l’idée d’un Internet haut débit contraste avec les routes cabossées, les façades décrépies des bâtiments publics et les vieilles conduites de gaz héritée de l’époque soviétique.

Mais ce qui attire l’oeil, ce sont des dizaines de maisons de particuliers, modernes et spacieuses, à l’architecture souvent très originale. C’est la preuve la plus visible que l’argent de l’émigration est arrivé au village.

Mikhaylo Sobko: Il y a beaucoup d’argent qui arrive à Bobivtsi depuis l’étranger. Mais cela ne passe pas par le budget municipal. Il faut comprendre qu’une bonne partie des revenus de l’étranger n’est pas déclaré. Beaucoup de migrants vont à l’étranger avec un visa de tourisme, et ils travaillent au noir. Alors ici, il est impossible de leur demander de déclarer quoique ce soit. 

La plupart des Ukrainiens qui travaillent à l’étranger ne se qualifient pas d’émigrants.

Ils ne quittent pas l’Ukraine pour se construire une nouvelle vie ailleurs, mais seulement pour gagner de l’argent et retourner vivre en Ukraine après. Ce sont des “Zarobytchanny”, littéralement des “travailleurs pour de l’argent”. Leur désir de rentrer au pays implique qu’ils ont encore une partie de leur famille, souvent des enfants, en Ukraine.

Marianna Nitch: Dans les années 1990, la migration a été très dure pour toutes les familles. Les départs se faisaient précipitamment, à cause de l’urgence économique. Les enfants ne comprenaient pas l’absence de leurs parents. Eux-mêmes étaient déboussolés, confrontés à un monde inconnu et imprévisible. Ca a été une période difficile pour tous. 

Marianna Nitch est une psychologue de l’association Zaporuka, à Lviv, spécialisée dans l’assistance de familles de travailleurs à l’étranger.

Marianna Nitch: Avant, les familles ne pouvaient communiquer que par téléphone, une fois par semaine, voire une fois par mois. Maintenant, il y a beaucoup plus de possibilités, non seulement de communiquer, mais aussi de voyager. Les parents peuvent revenir en Ukraine plus facilement. Ils peuvent faire venir leurs enfants en Europe, une fois leur situation légalisée. Et pour les familles encore séparées, on s’aperçoit qu’elles s’adaptent. Une fois que les enfants comprennent qu’ils doivent vivre sans leurs parents, ils deviennent plus responsables, plus autonomes. Il y a du positif et du négatif dans cette situation. 

Active dans l’ouest de l’Ukraine, un des principaux épicentres de l’émigration ukrainienne, l’association Zaporuka a co-financé le développement de centres informatiques dans des localités rurales et isolées, afin d’apporter Internet et Skype aux familles séparées.

L’un de ces centres, c’est dans la bibliothèque municipale de Sokal, une petite ville de 20.000 habitants, toute proche de la frontière polonaise.

IMG_9851

Krystyna Datsiouk: Internet a donné un nouveau souffle à notre ville. 

Krystyna Datsiouk est la directrice de la bibliothèque municipale pour enfants.

Krystyna Datsiouk: Le centre Skype, comme on l’appelle, a permis à nos villageois de renouer les liens avec ceux qui sont au loin. C’est très important. Moi, par exemple, mes deux frères sont à l’étranger. Mes collègues ont toutes des parents à l’étranger. Vous ne trouverez pas une famille ici qui n’ait pas un de ses proches à l’étranger. 

Aujourd’hui, le centre informatique est moins utilisé, car de plus en plus de foyers ont Internet à domicile. Mais la bibliothèque reste très fréquentée, notamment depuis que le wifi est en libre accès. Une fierté technologique pour les bibliothécaires. Par contre, pour aller aux toilettes, il faut traverser la rue, car les conduites d’eau ne sont jamais arrivées jusqu’au bâtiment.

Les bibliothécaires préfèrent en rire. Mais c’est encore là un signe du développement asymétrique de la ville de Sokal. L’argent des migrants bénéficie aux familles, mais peu à la collectivité. Krystyna Datsiouk constate aussi d’autres sortes de décalage chez les enfants.

Krystyna Datsiouk: Certains enfants ne voient que les avantages matériels: ils ont des téléphones, des ordinateurs, des vêtements de marque… Ils peuvent aller jusqu’à considérer leur mère comme un simple porte-monnaie. Mais il faut faire la part des choses: on ne peut pas acheter l’amour entre parents et enfants. Donc avec ces enfants qui sont bien mieux lotis d’un point de vue matériel, il faut être encore plus attentifs qu’avec les autres. 

IMG_9800
Krystyna Datsiouk, Sokal.

L’attention portée aux nouvelles générations serait d’autant plus d’importante que l’ampleur des migrations de travail ne diminue pas. A Sokal, l’usine de produits chimiques qui employait jadis 5 000 personnes est aujourd’hui en ruines. Les possibilités d’embauche pour les jeunes ne sont guère reluisantes.

Alors Olena Rykhniouk, 42 ans, s’est résignée. Depuis deux ans, elle est seule à élever ses deux enfants, en attendant le retour de son mari, employé à Moscou.

Olena Rykhniouk: La distance, ça a été dur au début, pour le moral. Mais maintenant, ça va. Nous avons un but commun: nous construisons une grande maison, ici à Sokal. Il nous faut de l’argent pour la finir et pouvoir y habiter. En plus, nous avons deux enfants auxquels il faut payer une bonne éducation. Donc nous avons décidé de vivre comme cela. J’espère juste que cette situation ne va pas s’éterniser…

Pour Olena Rykhniouk, l’émigration est loin d’être un choix systématiquement négatif.

Olena Rykhniouk: Ma mère vit en Italie depuis plus de dix ans. Elle vit assez bien, et je pense qu’elle fait le bon choix. Elle s’est accomplie en tant que femme indépendante. Là-bas, la vie est plus douce, et elle a accès à une médecine de bonne qualité. Elle dit qu’elle veut revenir en Ukraine plus tard, mais elle ne dit jamais quand…

Le retour au pays, c’est une question très sensible pour ces migrants économiques.

Floriy Shelest a 59 ans. Il a travaillé à construire des ponts au Portugal pendant 11 ans, en envoyant de l’argent pour construire une grande maison pour sa famille. Il est rentré en 2013.

Floriy Shelest: Ma famille me manquait. Et j’étais fatigué, moralement. C’est dur, vous savez. Ne parler à sa famille qu’au téléphone… Mais quand je suis revenu pour de bon, tout avait changé. Ca a été aussi très dur de réaliser que ma famille avait appris à se passer de moi. Quand je suis rentré, il m’a fallu réapprendre à connaître mes propres enfants, déjà adultes. 

La façade de la maison à étage qu’il a financé n’est pas encore achevée. Mais la maison est bien là. C’est le fruit de toutes ces années d’effort.

Floriy Shelest: J’ai grandi dans une toute petite baraque. Et donc j’ai rêvé d’une maison où chacun aurait sa chambre, son espace privé. Cette maison, je l’ai construite pour mes enfants. Mais ils sont déjà grands, ils ont fait leur vie ailleurs, et on n’habite plus ensemble, malheureusement. 

IMG_9757
Floriy Shelest sur le balcon de sa nouvelle maison, avec sa baraque en arrière-plan.

Ironie du sort, même s’il ne vit qu’avec sa femme, Floriy Shelest doit continuer à habiter sa petite baraque, au moins 6 mois par an.

Floriy Shelest: Je n’ai plus assez d’argent pour payer pour le chauffage en hiver… 

Floriy Shelest n’est pas un cas isolé.

Selon une étude de l’Organisation Internationale des Migrations, l’OIM, 60% des migrants ukrainiens travaillant à l’étranger souhaitent revenir s’installer en Ukraine. Mais les retours ne sont ni encouragés, ni encadrés par l’Etat. Anastasia Vynnychenko est une experte à l’OIM.

Anastasia Vynnychenko: L’Etat a pris de nombreuses initiatives pour gérer les flux migratoires. Mais nous constatons de sérieuses incohérences et un manque de coordination de ces initiatives. Et en ce qui concerne une politique de valorisation de l’émigration en faveur du développement économique de l’Ukraine, nous en sommes au point mort. 

En 2014, l’étude de l’OIM estimait que les transferts d’argent des migrants à l’Ukraine représentait plus de 2,5 milliards d’euros, soit plus de 3% du PIB national. 21% des migrants se déclaraient près à investir leur épargne dans l’économie du pays.

Anastasia Vynnychenko: Les migrants représentent donc un réel potentiel. Financier, bien sûr. Mais aussi, en termes de compétences, de connaissances acquises à l’étranger, et de réseaux professionnels. Tout cela peut être valorisé en Ukraine et contribuer au développement du pays. La grande question, c’est: comment faire? 

Depuis l’indépendance de l’Ukraine, les gouvernements successifs ne semblent pas pressés d’apporter une réponse à cette question.

L’Ukraine traverse une grave crise économique et financière, et la corruption reste endémique. Au lieu d’investir dans des activités productives, les migrants économiques d’aujourd’hui continuent donc de se replier sur la sphère familiale. Ils investissent dans des maisons, des voitures, des biens de consommation, et l’éducation de leurs enfants.

Nastya: Bonjour, Je m’appelle Nastya. 

Dans la petite ville de Sokal, Nastya a 13 ans, elle apprend le français. Son père vit dans la région parisienne depuis de nombreuses années. La maîtresse de maison, Iryna Lyalka, s’en fait difficilement une raison.

IMG_9872
Iryna Lyalka et ses deux filles, Nastya et Milana.

Iryna Lyalka: Bien sûr, nous vivons bien d’un point de vue matériel. Mais pour la famille, c’est très difficile. Mon mari ne peut revenir qu’une fois tous les six mois, il ne voit pas les enfants grandir. Au moins, maintenant, il y a Skype. Voilà, on peut dire que maintenant, nous vivons notre vie sur Skype. 

Dans cette Ukraine rurale et reculée, la famille a toujours représenté une valeur sûre, même sur un écran d’ordinateur. Et ces “villages Skype”, que l’on croyait il y a peu condamnés à cause des migrations de masse, continuent à vivre, grâce à l’Internet haut débit.

Musique de fin – Kvitka Cysik “Jourvali”

Les Villages Skype d’Ukraine

Un Grand Reportage de Sébastien Gobert. 

A la réalisation, Souheil Khedir.

—————————

Q&R Grand Reportage sur les Villages Skype

 

Sébastien, on comprend de votre reportage que ces Villages Skype ont pris forme il y a déjà plusieurs années, par les premières vagues de migrations de travail. Est-ce que c’est un phénomène qui se réduit aujourd’hui? 

Non, au contraire, c’est un phénomène qui s’institutionnalise, tout comme l’émigration. Comme je m’en suis rendu compte dans mes recherches et mes rencontres avec les familles de migrants, la plupart d’entre elles se sont adaptées à la distance et à la communication en ligne. Elles se sont aussi habituées au modèle économique qui va avec, c’est-à-dire des transferts d’argent réguliers en provenance de l’étranger. Dans des zones rurales de l’ouest de l’Ukraine, où il n’y a pas beaucoup d’industries ou d’activités de services comparé au reste du pays, rien n’indique que la situation pourrait changer dans un futur proche.

Donc on peut imaginer que les jeunes générations vont aussi être tentées par le départ, une fois leur tour venu…? 

Oui et non. Les jeunes générations, qui ont maintenant entre 15 et 25 ans, ne connaissent pas l’urgence économique qu’on subi leurs parents dans les terribles années 1990, pendant l’écroulement du système économique soviétique. Les jeunes que j’ai rencontré comprennent aussi les difficultés que leurs aînés rencontrent dans leurs pays de destination. Ils savent que là-bas, en Europe, les migrants sont mal vus et qu’obtenir des permis de travail est difficile. Si les jeunes sont tentés par le départ, ce serait avant tout pour d’autres régions d’Ukraine, des grandes villes très dynamiques comme Kiev ou Lviv.

En ce qui concerne les migrations vers d’autres pays, la plupart des recherches montrent que le phénomène est stable. Vous savez que l’Ukraine demande une libéralisation du régime de visas Schengen pour pouvoir circuler librement dans les pays de la zone Schengen. Selon toute probabilité, la libre-circulation ne s’accompagnera pas d’une explosion du nombre de départs. Au contraire, cela permettra de renforcer les liens au sein des familles, puisque les migrants pourront rentrer chez eux plus librement.

Mais, puisque vous mentionnez les difficultés des migrants: que deviennent-ils, une fois à l’étranger? 

Comme je précise dans le reportage, la plupart des migrants ne se voient pas comme des émigrants, mais bien comme des travailleurs temporaires à l’étranger. Dans le cadre de ce reportage, je me suis rendu à Naples, en Italie, où l’on trouve l’une des plus grosses concentrations d’Ukrainiens en Europe. La plupart des femmes sont employées comme femmes de ménage, la plupart des hommes comme ouvriers du bâtiment ou d’usine. Certains ont réussi. La majorité vit de manière très précaire. Cela dépend aussi de s’ils peuvent travailler légalement ou non.

Il y a toute une vie parallèle des Ukrainiens à Naples qui s’est développée. La communauté a son Eglise en centre-ville, ses magasins, son marché, son école, et même un restaurant dédié à la culture cosaque. Chacun a de la famille en Ukraine, et se partage les bons tuyaux, pour de l’Internet à bas prix ou pour expédier des colis de cadeaux. Tout le monde parle de rentrer, mais pas dans l’état actuel de l’Ukraine, à cause de la crise économique et de la corruption. Ils ont trouvé un modus vivendi, et leurs familles en Ukraine aussi. D’une certaine manière, cette situation d’éloignement, d’absence, d’épreuves économiques, s’est transformée en un système stable, et très bien rôdé.

Ecouter le Grand Reportage ici