RFI: Petro Porochenko ordonne une enquête dans l’affaire des moteurs de missiles nord-coréens

Papier radio diffusé dans les journaux de la matinale, sur RFI, le 17/08/2017

Il y a trois jours, le 14 août, le New York Times publiait une enquête établissant un lien entre les missiles intercontinentaux testés par la Corée du Nord et des moteurs de missiles de technologie ukrainienne. La publication a déclenché une levée de boucliers en Ukraine. Le Président Petro Porochenko a ordonné une enquête. Mais un peu tard… 

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Prouver que l’Ukraine n’a rien à voir avec les moteurs des missiles nord-coréens, et trouver la source des fausses informations visant à discréditer l’Ukraine. Petro Porochenko a fixé des objectifs clairs aux enquêteurs du Conseil National de Sécurité et de Défense (RNBO). Sa décision d’ouvrir une enquête intervient pourtant près de trois jours après la publication du New York Times. Plusieurs éléments sont déjà venus relativiser les allégations de l’article.

Le directeur de l’usine “Youjmasz”, cité comme source potentielle des moteurs, s’est fait piégé au téléphone par des Russes incarnant Oleksandr Tourtchynov, secrétaire du RNBO. Croyant parler à un responsable haut placé, et vraisemblablement en confiance, il y a démenti toute responsabilité dans la livraison de moteurs de missiles à Pyongyang. Michael Elleman, l’expert cité par le New York Times a relativisé les propos de l’article, en précisant que les moteurs pouvaient venir d’Ukraine comme de Russie, et qu’aucun élément ne laissait supposer que les autorités ukrainiennes aient jamais été impliquées. D’autres analystes ont souligné que Pyongyang dispose de suffisamment de capacités pour produire seule ses moteurs, sans recourir à des achats à l’étranger. Beaucoup, encore, dénoncent une manipulation russe, voire une manoeuvre de diversion afin de dissimuler les traces de leur propre livraison d’armes à la Corée du Nord.

Au troisième jour après la publication du New York Times, les doutes demeurent. Il semble impossible de confirmer, ou infirmer, la thèse de l’article; tout du moins pas avec certitude. Les autorités ukrainiennes, notamment Oleksandr Tourtchinov, avaient d’abord émis une série de dénis indignés, sans voir l’intérêt d’une quelconque enquête. L’initiative de Petro Porochenko est tardive. Et il est peu probable qu’elle puisse produire des résultats incontestés. Le chef de l’Etat a donné seulement trois jours aux enquêteurs pour étudier un cas potentiellement très complexe. Et l’annonce de l’enquête semble déjà contenir les résultats qu’il en attend.

Au lieu d’être une recherche de la vérité, l’enquête présidentielle s’apparente plus à un geste d’agacement. Kiev est outrée de se voir ainsi accusée de traiter avec un Etat voyou, la Corée du Nord. Et ce à un moment où la Maison Blanche s’apprêtait à considérer la livraison d’armes létales à l’Ukraine. Petro Porochenko s’est probablement inquiété, avec un retard de deux jours, des conséquences de l’affaire sur la politique américaine, et, plus grave, sur sa crédibilité en tant que partenaire des pays de l’OTAN.

Libération: Kiev ne veut plus voir du russe partout

Article publié dans Libération, le 19/07/2017

Langue, réseaux sociaux, banques… Toujours en conflit avec leur grand voisin au sujet du Donbass et de la Crimée, les autorités de Kiev adoptent toutes sortes de lois pour réduire son influence historique. Mais la population ne suit pas toujours.

«Il a fallu que nous intervenions. Vous vous imaginez ? A travers ces banques, c’était l’argent de la guerre de Poutine, qui s’infiltrait en Ukraine, sapait notre effort de guerre. Je suis fier que nous ayons mis un terme à cette infamie.» Dmytro, de son nom d’emprunt, est un militant du «Natsionalny Korpus» («Corps national»), le microparti du bataillon de volontaires ultranationalistes Azov. Au printemps, lui et ses camarades avaient bloqué l’entrée d’un bureau de la Sberbank, première banque russe, dans la ville de Lviv. Les locaux avaient fermé mi-mars, après que le gouvernement avait imposé des sanctions à cinq banques russes. Dmytro n’avait néanmoins aucune confiance dans l’exécutif du Président, Petro Porochenko. «Ils spéculent sur la guerre… Ils ont un intérêt dans ce conflit, commente-t-il. Il nous a donc fallu s’assurer qu’il n’y ait pas de manigances. Et tenir notre tente devant la banque, ça nous a permis d’expliquer aux gens pourquoi tout ce qui est russe doit être banni d’Ukraine.»

Estimé pour son rôle très actif dans la guerre contre les forces prorusses et russes dans l’est du pays, le bataillon Azov est bien connu pour ses positions ultranationalistes radicales, et ne représente qu’une minorité dans le paysage politique. Son militantisme s’inscrit néanmoins dans un phénomène bien plus général de rupture avec la Russie.

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Embargo commercial

Celle-ci est justifiée, aux yeux de nombreux Ukrainiens, par «l’agression russe», marquée principalement par l’annexion de la Crimée en 2014 et la participation à un conflit qui a déjà coûté la vie à plus de 10 000 personnes. Le processus de paix de Minsk, entamé en février 2015, est au point mort. Petro Porochenko a beau répéter son ambition de «récupérer» la péninsule et de mettre fin à la guerre, les perspectives de paix semblent toujours plus incertaines. Alexander Zakharchenko, le chef de la République autoproclamée de Donetsk, a rejeté une nouvelle fois, le 18 juillet, l’idée d’un retour au sein d’une Ukraine unie, en annonçant la création d’une «MaloRossia», ou «Petite Russie». Pour une majorité d’Ukrainiens, c’est le Kremlin qui est à la manœuvre, et qui attise les tensions.

En réaction, les actes signant la rupture entre deux pays jadis très liés se sont multipliés : arrêt des liaisons aériennes directes, embargo commercial, dispute énergétique, mesures de rétorsion financières, ou encore interdiction de médias russes et russophones. Les sanctions à l’encontre de Dojd, une des dernières chaînes de télé d’opposition russe, avaient soulevé un malaise en janvier.

De manière générale, les ruptures provoquent le mécontentement d’une large partie de la population. Comme l’interdiction par décret présidentiel, le 16 mai, des populaires réseaux sociaux VKontakte, le Facebook russe qui comptait 12 millions d’utilisateurs en Ukraine, et Odnoklassniki, l’équivalent de Copains d’avant, du moteur de recherche Yandex, ou encore du service de messagerie Mail.ru. En tout, ce sont 468 sociétés et 1 228 individus qui ont été ajoutés à une liste de sanctions préexistantes. Les critiques ont été immédiates, accusant Porochenko de punir davantage les utilisateurs ukrainiens que les sociétés russes et de porter atteinte à la liberté d’expression. Oleksandr Olshanskiy, du «Internet Invest Group», considère cette décision comme un aveu d’échec, voire une «capitulation» : «La guerre d’information est une lutte pour les cœurs et les esprits. On ne peut pas la gagner avec des interdictions.»

Pour l’exécutif, c’est l’exigence de sécurité nationale qui prime. Ces sociétés web sont dirigées par des proches de Vladimir Poutine, qui collaboreraient avec les services secrets russes (FSB). Un sondage du centre «Internet Liberté», publié en janvier, révélait que 43 % des Ukrainiens étaient d’accord pour des restrictions de navigation sur la Toile pour des raisons de sécurité nationale ; 35 % s’y opposaient.

Une perquisition dans les bureaux kiéviens de Yandex (le Google russe), le 29 mai, aurait d’ailleurs confirmé que «la société a illégalement collecté, collectionné et transféré (au FSB) des données personnelles de citoyens ukrainiens», selon un communiqué des services de sécurité d’Ukraine (SBU). Yandex est accusé de «trahison». Cette perquisition, au lieu de légitimer le gouvernement dans son interdiction, a au contraire éveillé de nouvelles suspicions. Le spécialiste des médias Serhiy Rachinskiy estime ainsi que l’opération du SBU ne vise qu’à «vendre à l’opinion» le décret présidentiel. Oleksiy Komar, représentant de l’ONG «Centre de cybercriminalité internationale», rappelle, lui, que chaque moteur de recherche collecte et conserve les données de ses utilisateurs. Cibler Yandex spécifiquement ne serait donc pas justifié.

Le gouvernement est par ailleurs soupçonné de sélectivité dans sa défense de la sécurité nationale. La chanteuse russe Ioulia Samoilova, candidate à l’Eurovision organisé à Kiev en mai, avait été interdite d’entrée sur le territoire ukrainien pour avoir donné une série de concerts en Crimée annexée. Mais quand il s’est avéré que le participant bulgare s’était aussi rendu sur la péninsule sans autorisation préalable de Kiev, aucune sanction n’a été prise à son égard. L’acteur américain Steven Seagal est lui aussi persona non grata en Ukraine jusqu’en 2022. Il ne cache certes pas son admiration pour Vladimir Poutine. Mais la «menace» qu’il fait peser sur la sécurité nationale n’est pas évidente.

Même s’il n’y a pas de corrélation directe, le rejet de la Russie se conjugue à d’autres phénomènes, comme celui de la «décommunisation» votée en 2015, la persistance de l’héritage soviétique étant perçue par beaucoup comme un fardeau pesant sur la souveraineté nationale. Il en va de même pour la politique d’«ukrainisation» de la vie publique, qui bat son plein. Une loi, adoptée en mai, oblige les chaînes de télévision et de radio nationales à diffuser 75 % de leurs programmes en ukrainien. Le quota est de 50 % pour les chaînes régionales. Ces mesures visent à encourager le développement d’une offre culturelle en ukrainien. Elles impliquent une baisse de l’utilisation du russe dans l’espace public.

Patrouille linguistique

D’autres projets de loi sont à l’étude, qui prévoient une «ukrainisation» en profondeur de la vie publique : sous-titres obligatoires au théâtre, création d’une patrouille linguistique habilitée à dresser des amendes… Des propositions conformes «aux pratiques en vigueur dans de nombreux pays européens», selon la députée Iryna Podolyak du parti Samopomitch, une des coauteures d’un projet de loi. Au nom de la défense d’une langue historiquement malmenée par le russe, l’élue refuse toute tentative d’instrumentalisation du débat.

Il n’empêche que, dans ce pays bilingue, de telles propositions font grincer les dents. Certains en profitent pour réactiver de vieux clichés : un clivage entre est russophone et ouest ukrainophone, les risques d’une dérive autoritaire de telles exigences. Ou bien avertissent sur un ressentiment présumé de la population russophone contre Kiev.

«C’est de la poudre aux yeux, tranche avec cynisme le poète Serhiy Zhadan. A chaque fois que le gouvernement est empêtré dans ses difficultés, et ne réussit pas à régler les problèmes économiques et sociaux du pays, il ressort la question linguistique.» Une initiative qui pourrait s’avérer contre-productive, dans la mesure où «on ne peut pas forcer les gens à aimer une langue», assène Iryna Bekeshkina, directrice de la Fondation des initiatives démocratiques. Elle remarque que la proportion de citoyens utilisant l’ukrainien en famille est en relative augmentation, de 37 % en 1992 à 42 % en 2016. En revanche, l’idée de conférer au russe le statut de langue officielle s’est effondré, de 51 % en 1996 à 33 % en 2016.

Pour le philosophe Serhiy Datsyuk, la question linguistique reflète aussi le manque d’assurance de la société ukrainienne face aux revendications des organisations nationalistes. Celles-ci, tel le bataillon Azov, sont légitimées par leur rôle dans la révolution et la guerre. Elles préconisent à la fois rejet de la Russie et de la langue russe. Les idées de «revanche, de suspicion et de haine à l’égard des Russes et des russophones» font ainsi leur chemin dans le débat public. Et ce, malgré une large mobilisation des russophones d’Ukraine en faveur de la cause nationale, notamment dans les forces armées.

Pour l’artiste d’Odessa Oleksandr Roytbud, les tendances actuelles sont avant tout un gâchis du potentiel bilingue de l’Ukraine. «L’agression de Poutine nous a rendus plus forts, plus libres», lance-t-il. «Nous avons le potentiel de devenir des chantres de la culture russe libre.» A condition d’éviter un «aveuglement» qui pousserait à «interdire ce qu’il est impossible d’interdire».

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Mediapart: L’Ukraine ne parvient pas à se débarrasser de l’ancien régime de Ianoukovitch

Version longue d’un article publié sur le site de Mediapart, le 14 juin 2017

Les autruches sont toujours là. Dans le zoo ensoleillé de la vaste résidence de Mejyhiria, au nord de Kiev, elles paradent et s’éventent à leur gré. Elles n’ont jamais témoigné de la moindre inquiétude quant à l’absence de leur maître, l’ancien Président ukrainien autoritaire et corrompu Viktor Ianoukovitch. Il avait fui dans la précipitation, le 21 février 2014, après le dénouement sanglant de la Révolution de la Dignité. Dès le lendemain, le peuple révolutionnaire avait repris possession de la propriété de plus de 135 hectares, de la magnifique demeure en bois précieux “Honka”, du court de tennis, de la plate-forme d’hélicoptères, du yacht club, de la réplique de galion ou encore du zoo.

En bordure de la mer de Kiev, un réservoir artificiel sur le cours du fleuve Dnipro, l’endroit est idéal pour une promenade du dimanche, ou encore des sessions de photos de mariage. Tout ici est bien entretenu, et semble paisible. Pourtant, plus de trois ans après, Mejyhiria reste dans un flou juridique, de même que toutes les affaires liées à l’ancien régime. Le parc a été nationalisé et ouvert au public, mais le sort des bâtiments est encore suspendu à une procédure en justice qui s’éternise. On ne sait même pas à qui appartiennent vraiment les autruches, si ce n’est “aux gens de Mejyhiria”, les volontaires qui entretiennent les bâtiments, selon l’expression du coordinateur bénévole Denis Tarahkotelyk.

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Autruche de Mejyhiria. Photo: Philippe Gobert

Flou persistant

Pendant sa présidence (2010-14), Viktor Ianoukovitch avait expliqué ne posséder que 2 hectares de la propriété. Il avait assuré jouir gracieusement de la résidence sur “l’invitation d’amis” Des amis dissimulés derrière un montage de holdings offshore. Le bénéficiaire final s’est avéré être la société “Tantalit”, en fait une couverture pour plusieurs possessions luxueuses des Ianoukovitch en Ukraine.

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Depuis son exil en Russie, l’autocrate déchu a répété cette version des faits, justifiant sa présence par les services qu’il rendait à ses “amis”. “Je m’occupais des autruches!”, avait-il asséné lors d’une célèbre interview à la BBC, en juin 2015. Et le journaliste d’insister: “Vous me dites que le président d’un pays vivait, comme ça, dans le zoo de quelqu’un d’autre?” L’absurdité de la scène, moquée des millions de fois sur Internet, n’occulte pas le fond du problème. Viktor Ianoukovitch n’a jamais admis ses torts. Ses montages financiers, extraordinairement complexes, n’ont pu être entièrement démantelés à ce jour. Et, par voie de fait, la culpabilité de l’ancien régime n’est toujours pas établie en justice.

Sur le Maïdan, pendant l’hiver 2013-14, et dans la bouche des nouveaux dirigeants du pays, l’atrocité des crimes de la “Famille” de Viktor Ianoukovitch, à comprendre comme le groupe de ses proches collaborateurs, semblait indéniable. Malgré cela, plus de trois ans après, seul une affaire de corruption mineure, concernant l’ancien ministre de la justice Oleksandr Lavrynovych, a été portée à un tribunal. Plusieurs cas plus importants ont été classés sans suite. Daria Kaleniouk, directrice adjointe du Centre d’action contre la corruption (AntAC) estime que le système judiciaire ukrainien, des procureurs aux juges, “n’a ni les capacités, ni la volonté de mener à terme les enquêtes”.

Haute trahison

Pourtant, A écouter le procureur général Iouriy Loutsenko, la situation change toutes les semaines. L’ancien héros de la Révolution Orange, qui avait écopé de deux ans et demie de prison à la suite de persécutions politiques du régime de Viktor Ianoukovitch, est un proche du Président actuel, Petro Porochenko. Il a fait du traitement des crimes de l’ancien régime son mot d’ordre. A la différence de ses prédécesseurs, il a fortement poussé pour l’ouverture, le 4 mai, d’un “procès sans précédent” contre Viktor Ianoukovitch, par contumace, pour “haute trahison”.

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Il accuse l’ancien chef de l’Etat d’avoir demandé à Vladimir Poutine de dépêcher ses troupes en Ukraine, au printemps 2014, et d’avoir entretenu des mouvements séparatistes dans plusieurs régions du pays. “Viktor Ianoukovitch et sa clique”, affirme le Procureur général, ont le sang d’au moins 10000 morts et 23000 blessés sur les mains. Plusieurs de ses anciens collaborateurs, ainsi que Serguei Glazyev, conseiller de Vladimir Poutine, et Serguei Shoigu, ministre de la défense de la Fédération de Russie, sont aussi concernés par ce procès. Une incrimination avant tout symbolique. “Ce n’est pas une revanche”, assure Iouriy Loutsenko dans une allocution vidéo à l’esthétique douteuse. “C’est le moyen pour que la justice triomphe enfin, et que la loi s’applique”, tonnerre-t-il.

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Capture d’écran

Fin février 2014, Viktor Ianoukovitch aurait rédigé une série de lettres demandant qu’une intervention armée extérieure ramène la paix civile en Ukraine, et le rétablisse dans son bon droit. Une de ces lettres avait été exhibée, le 3 mars 2014, par l’ambassadeur de Russie à l’ONU Vitaly Chourkine. Trois ans plus tard, la lettre a disparu, l’ambassadeur est mort, officiellement d’une crise cardiaque en mars 2017, et le Kremlin nie avoir jamais reçu une telle demande de la part de Viktor Ianoukovitch. Savoir si cette lettre était réelle, ou un simple instrument de propagande, relève de l’appréciation politique. C’est pourtant sur cette base que Iouriy Loutsenko a ouvert le procès pour haute trahison à Kiev.

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Pour ce faire, il a même fait changer la loi, pour y créer la possibilité de jugements par contumace. Serhiy Horbatiouk, un de ses adjoints en charge d’enquêter sur les actes de violence sur Maïdan, a eu beau souligner que la pratique des procès par contumace est contraire à la Constitution, et que Viktor Ianoukovitch pourrait y trouver une base pour contester le verdict devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH). En retour, il a été dessaisi de plusieurs affaires. Le politologue Petro Oleschuk remarque encore que l’accusation de corruption peut être aisément balayée par la défense de l’ancien autocrate: au moment de la supposée rédaction de la lettre, celui-ci n’était plus dans une position de pouvoir qui lui aurait permis de trahir son pays.

Grand spectacle, maigres résultats? 

Depuis l’ouverture du procès avec forte publicité, rien ne s’est passé. Les audiences ont été successivement reportées. Une fois, Viktor Ianoukovitch n’est pas arrivé à se connecter pour une vidéoconférence depuis le tribunal de Rostov-sur-le-Don, en Russie. Une autre fois, c’est son avocat qui a perdu la voix. Le procès est ajourné jusqu’au 16 juin. Il promet de s’étaler sur plus d’un an. Quelqu’en soit l’issue, peu sont ceux qui croient que justice sera pleinement rendue: Viktor Ianoukovitch est officiellement placé sous la protection des autorités russes. Il ne craint pas une éventuelle extradition, ni d’être arrêté ou emprisonné.

Selon les renseignements disponibles, il n’habite pas à Rostov. Il n’apparaît que pour les besoins de la représentation en exil dans cette ville à quelques encablure de son Donbass natal. Il habiterait une villa du prestigieux quartier de Roublievka, dans la banlieue de Moscou. Officiellement séparé de sa femme, il résiderait avec Lioubov Polejay, déjà sa maîtresse du temps de Mejyhiria. Malgré la perte de l’un de ses fils, Viktor junior, dans un accident de voiture sur le lac Baïkal en mars 2015, l’exil ne semble pas particulièrement difficile à vivre. Il convient néanmoins de noter qu’il n’a jamais été aperçu en tête-à-tête avec Vladimir Poutine depuis sa fuite. Une manière indirecte de traduire le mépris que le chef du Kremlin lui avait toujours démontré, et qui a du être exacerbé par de son abandon de poste.

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S’il revenait en Ukraine, Viktor Ianoukovitch serait sous le coup de procédures judiciaires à répétition, en plus du procès pour trahison. Pour usurpation de pouvoir en 2010. Pour avoir sapé les capacités des forces armées. Pour sa responsabilité dans les violences meurtrières de la Révolution. Ou encore pour sa complicité dans le kidnapping, en 2013, de l’archevêque Oleksandr Drabinko et de deux religieuses du Patriarcat de Moscou de l’Eglise orthodoxe. Pour l’heure, aucune de ces affaires n’a été portée devant les tribunaux, bien que les enquêtes et les procédures préliminaires créent régulièrement des effets d’annonce. Les réseaux sociaux ont ainsi relayé intensivement l’apparition de Viktor Ianoukovitch par vidéoconférence, en novembre 2016, devant un juge de Kiev. Il apparaissait comme témoin dans le cadre d’un procès contre 5 anciens policiers accusés de crimes sur le Maïdan.

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Vidéoconférence de novembre 2016

Nombre de commentateurs dénoncent néanmoins un effet pervers de ces affaires. Dans la mesure où l’ancien autocrate ne sera probablement jamais arrêté, les poursuites judiciaires lui servent avant tout d’opérations de communication. Ses vidéoconférences provoquent confusion et cacophonie dans la salle d’audience. De son côté de l’écran, lui apparaît détendu, le teint hâlé, et libre d’exposer sa version des faits sans être contredit. Il a ainsi l’occasion de dénoncer un acharnement contre sa personne, et d’entretenir son narratif de la Révolution et du début de la guerre. Un narratif qui sert les intérêts de ses anciens collaborateurs restés en Ukraine, de même que ceux de la propagande d’Etat russe. En tant qu’accusé dans le procès pour trahison, il entend aussi faire valoir son droit d’interroger le Président Petro Porochenko, le Secrétaire du Conseil de Sécurité et de Défense et ancien Président par intérim, Oleksandr Tourtchinov, et l’ancien Premier ministre Arséni Iatseniouk. Le spectacle promet d’être au rendez-vous. Mais il n’est pas dit que cela serve les intérêts de la justice.

Le nerf de la guerre

Dans ce contexte où l’homme est intouchable, les regards se concentrent sur le nerf de la guerre: l’argent. Certains estiment que la “Famille” de Viktor Ianoukovitch aurait dérobé environ 12 milliards de dollars pendant son passage au pouvoir. Le ministère de la justice avance lui une fourchette de 20 et 30 milliards. Iouriy Loutsenko porte le chiffre à 40 milliards. Mais, plus de 3 ans après la chute du régime, pratiquement rien n’a été récupéré, malgré des annonces régulières. Selon un rapport de l’AntAC de décembre 2016, 1,5 milliards de hryvnias (environ 51 millions d’euros) devaient être récupérés en 2015 et rendus au budget d’Etat: seuls 100093 hryvnias (environ 3400 euros) ont été rendus au budget d’Etat. En 2016, l’objectif était de 7,7 milliards de hryvnias (environ 2610000 euros), pour un rendu effectif de 149193 hryvnias (environ 5000 euros). En 2017, le Premier ministre Volodymyr Hroisman espère gonfler le budget d’Etat de 12 milliards de hryvnias (environ 407 millions d’euros).

Dans ce cas aussi, Iouriy Loutsenko donne pourtant l’impression que la situation évolue rapidement. Notamment le 28 avril, en annonçant la confiscation de 1,4 milliards d’euros d’une série de comptes en banque liés à Serhiy Kourchenko, un jeune membre de la “Famille”. “S’il fallait effectuer l’opération de recouvrement en liquide, avec des billets de 100 dollars, alors l’argent saisi représenterait 15 tonnes”, s’était vanté Iouriy Loutsenko. Le symbole était fort, d’autant que les fonds récupérés ont été officiellement alloués à la politique sociale et de développement régional. Pour le Procureur général, cette décision, actée par un tribunal à Kramatorsk, dans l’est de l’Ukraine, ouvre la voie à une procédure de recouvrement de 50 millions d’euros bloqués dans des banques en Lettonie, et marque une étape fondamentale dans la lutte contre la kleptocratie de l’ancien régime.

Mais, dans ce cas aussi, les critiques fusent. Le procès a été expédié en deux semaines après des audiences à huis clos dans la très provinciale Kramatorsk, et aurait été bâclé. Le député Serhiy Leshchenko, ancien journaliste d’investigation, suggère que le verdict n’est pas suffisamment étayé, et ne concerne même pas des comptes qui sont liés à Viktor Ianoukovitch. La défense de celui-ci prépare d’ailleurs une plainte pour diffamation. Si le jugement est contesté en appel, les fonds pourraient devoir être rendus. Le média d’investigation financière “Nashi Groshi – Notre Argent” avait déjà mis en évidence les failles de décisions antérieures du Procureur Général, les reléguant à de simples opérations de communication. Le juriste Hennadiy Drouzenko met lui en garde sur les risques de discrédit de l’Ukraine sur la scène internationale. “S’il faut rendre ces fonds, il faudra le faire avec des intérêts. Il est facile d’imaginer quelle honte ce serait pour l’Ukraine”.

La complexité des montages financiers

Or, sur la scène internationale, l’Ukraine ne semble pas en bonne posture. Dans plusieurs pays, des mesures de gel de comptes en banque, décidées en solidarité avec la Révolution dès mars 2014, ont été levées par manque de preuves fournies par les enquêteurs ukrainiens. 23 millions d’euros dans une banque britannique sont devenues emblématiques d’un tel risque. Gelés en mars 2014, il avaient été au coeur d’un important sommet anti-corruption à Londres. Theresa May, alors Secrétaire d’Etat à l’intérieur, avait assuré de la détermination des pays participants à lutter contre la corruption et la dissimulation de fonds. Un an plus tard, les 23 millions d’euros étaient dégelés, faute de preuves. “Les procureurs ne sont tout simplement pas intéressés de récupérer cet argent”, dénonce Daria Kaleniouk de l’AntAC.

En substance, la tâche est considérable, tant les montages financiers sont complexes. Si la récupération des fameux 1,4 milliards d’euros est controversée, leur parcours a été très détaillé par Iouriy Loutsenko. Détournées de fonds publics, les sommes avaient transité à travers “au moins 500 sociétés offshore”, avant de revenir en Ukraine. Estampillé comme des fonds étrangers, ils étaient investis dans des obligations d’Etat, rémunérés à hauteur de 8%. “Je m’étonne que la mafia colombienne n’ait pas utilisé ce genre de système”, plaisantait Iouriy Loutsenko.

Autre défi conséquent dans les enquêtes, les Ukrainiens se plaignent régulièrement d’un manque de transparence des plateformes financières occidentales et des paradis fiscaux. Les autorités soulignent enfin régulièrement les limites des enquêteurs, à la fois en termes de ressources techniques et de motivations salariales. Le chef du département de lutte anti-corruption au sein du Bureau du Procureur Général, Nazar Kholodnytskiy, rappelle à qui veut l’entendre que personne ne peut s’attendre à des résultats rapides venant d’institutions fraîchement crées. “En Roumanie, un département similaire de lutte anti-corruption a été créé en 2002. Ce n’est qu’en 2015 que les premiers résultats tangibles sont apparus”, explique-t-il dans un entretien à l’agence de presse Unian.

Retour en grâce international? 

Tout en reconnaissant l’ampleur de la tâche, les critiques estiment néanmoins qu’il serait possible pour les enquêteurs ukrainiens de faire plus. Ceux-ci ont initié un certain nombre de mises en examen. Mais aucun procès des affaires de corruption de l’ancien régime n’a été ouvert à ce jour. Le dégel de comptes dans des banques étrangères est souvent justifié par le manque de coopération et de communication de la part des procureurs ukrainiens. L’arrêt des enquêtes sur Iouriy Ivaniouschenko fin février, a ainsi causé un certain émoi en Ukraine. Originaire de Ienakiieve, la ville natale de Viktor Ianoukovitch, il était perçu comme l’une des personnalités les plus mafieuses de l’ancien régime. Il est désormais retiré de la liste de recherche d’Interpol, libre de ses mouvements, en pleine possession de 200 millions de dollars que la Suisse et Monaco avaient gelé pendant deux ans. Selon le service de presse de la Cour Suprême ukrainienne, cette impunité est due d’abord et avant tout à “l’inaction” des procureurs.

Un certain nombre de sanctions individuelles restent en place, imposées notamment par les Etats-Unis et l’Union européenne. Mais, de manière générale, la pression sur les dignitaires de “La Famille” en exil se relâche. Les anciens Premier ministre Mykola Azarov, ministre des impôts Oleksandr Klimenko, ministre de l’intérieur Vitaliy Zakharchenko, ministre de l’énergie Edouard Stavitskiy, chef de l’administration présidentielle Andriy Kliouyev, tous perçus en Ukraine comme des personnalités troubles et corrompues, honnies des révolutionnaires du Maïdan, ont été retirés de la liste de recherches d’Interpol. Le 3 mai, la veille de l’ouverture de son procès pour haute trahison, le nom de Viktor Ianoukovitch lui-même a été retiré de la liste.

 

 

A travers leur vastes ressources et réseaux d’avocats, les exilés contre-attaquent. Mykola Azarov a annoncé en janvier 2017 qu’il entend créer un gouvernement en exil et plaider sa cause auprès de toutes les juridictions possibles. Fin décembre 2016, un tribunal de Moscou a d’ores et déjà qualifié la Révolution de la Dignité de “coup d’Etat”, dans le cadre d’une plainte déposée par l’ancien député du Parti des Régions Volodymyr Oleynik. Dans le contexte actuel de guerre hybride, l’impact des décisions de justice russes sur l’Ukraine est plus que limité. Le recours aux instances internationales semble plus efficace.

Des plaintes déposées auprès de la CEDH servent de plateforme aux dignitaires de l’ancien régime pour faire valoir leurs droits à des jugements équitables, et se présenter comme des victimes d’une justice sélective. Oleksandr Klimenko s’était notamment fait remarquer pour une série de vidéos au ton ironique. Il y appelait au bon sens de la justice internationale, dénonçait des persécutions politiques. Viktor Ianoukovitch pourrait déposer une plainte similaire pour contester la légalité de son procès par contumace.

Sur le plan international, il convient aussi de noter la difficulté que rencontre l’Ukraine à défendre le non-remboursement d’un prêt de 3 milliards de dollars, contracté par Viktor Ianoukovitch auprès de Vladimir Poutine en décembre 2013. Débouté par un tribunal à Londres, le gouvernement ukrainien est enjoint à rembourser le prêt. Il a lancé une procédure d’appel.

Un ancien régime très actuel

L’ancien régime est de moins en moins sanctionné, voire bénéficie d’un certain retour en grâce au-delà des frontières de l’Ukraine. A l’intérieur, ses représentants sont très actifs. Des journalistes d’investigation ont démontré que plusieurs sociétés de “la Famille” y opèrent toujours, notamment celles liées à Serhiy Kourchenko. A travers ces entreprises circulerait donc le même argent détourné, que militants civiques et procureurs entendent recouvrir. En parallèle, l’empire économique de Rinat Akhmetov, longtemps soutien direct de Viktor Ianoukovitch, est toujours très fonctionnel, malgré des difficultés conséquentes dues à la guerre du Donbass.

Pendants politiques de ces actifs économiques, les partis héritiers du défunt “Parti des Régions”, ancienne majorité présidentielle, ont fleuri dans le paysage politique ukrainien. Le “Oppozitsniy Blok – Bloc d’Opposition”, de même que “Vidrodjennia – Renaissance” et “Volia Narodu – Volonté du Peuple” sont bien installés à la Verkhovna Rada (Parlement), et ont conforté des assises territoriales préexistantes lors des élections locales d’octobre 2015. Ces forces politiques s’inscrivent dans la continuité de l’ancien régime, notamment en termes économiques et sociaux. Pour le Bloc d’Opposition, la résolution du conflit passerait par le rétablissement de relations amicales avec la Russie.

La persistance des réseaux d’intérêts en Ukraine a aussi pris un visage plus dramatique. Une vague de disparitions de personnalités politiques liées à “la Famille” avait ému l’opinion en 2016. Beaucoup avaient été classés comme des suicides. Mais les suspicions de meurtres commandités, et d’un “nettoyage” de témoins compromettants, restent fortes. Les assassinats politiques sont de fait une pratique régulière dans l’espace post-soviétique, et la piste d’opérations pilotées depuis l’étranger s’est plusieurs fois confirmée. Dernier drame en date: le 23 mars 2017, l’ancien député russe Denis Voronenkov était abattu en plein centre de Kiev. Déserteur de la majorité présidentielle de Vladimir Poutine, il était aussi témoin dans le procès de Viktor Ianoukovitch pour trahison. Les commanditaires de son meurtre n’ont pas été identifiés à ce jour.

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Auto-protection du système

La continuité de l’ancien régime est confortée par la persistance du système administratif, policier et judiciaire. Les tentatives de “lustration”, ou tout du moins de renouvellement, des effectifs des forces de l’ordre, des procureurs, juges et hauts fonctionnaires ont eu des effets limités. Les juges de la Cour Constitutionnelle, soupçonnés d’avoir reçu illégalement quelques 6 millions de dollars pour avaliser la réforme constitutionnelle et la supposée usurpation de pouvoir de Viktor Ianoukovitch en 2010, n’ont pas été remplacés. Un processus de renouvellement des juges de la Cour Suprême est en cours, mais il est critiqué pour son manque de transparence. Même l’élection d’un nouveau Médiateur de la Verkhovna Rada pour les droits de l’homme s’est avérée controversée. Quant au Bureau du Procureur, “sa réforme n’a quasiment jamais été initiée malgré les effets d’annonce répétés de Iouriy Loutsenko”, dénonce Alya Shandra, militante pro-ukrainienne au sein de “Euromaidan Press”.

Dans ce contexte d’une inertie des réformes, les critiques vont bon train d’un système qui se protégerait soi-même, d’une révolution à l’autre, à grand renfort de manipulations politiques. Le 24 mai, Iouriy Loutsenko et le ministre de l’intérieur Arsen Avakov annonçaient avec triomphe “la plus importante opération de lutte anti-corruption jamais organisée en Ukraine”. 454 perquisitions dans 15 régions d’Ukraine avaient mobilisé 1700 policiers, 500 procureurs militaires. Certains des raids avaient été mené en hélicoptère. 23 fonctionnaires des impôts ont été arrêtés dans une affaire liée à Oleksandr Klimenko, l’ancien ministre des impôts.

Un coup de filet sans précédent, qui a malgré tout soulevé de fortes inquiétudes. Au-delà de la liste des personnes arrêtées, certains ont remarqué celles qui n’avait pas été inquiétées. Parmi elles, des fonctionnaires longtemps suspects dans l’enquête. Aussi, dans les jours qui ont suivi leurs arrestations, 5 suspects ont été libérés sous caution. Parmi eux, Oleksandr Antipov, chez lequel les policiers avaient trouvé 3,8 millions de dollars en liquide. Le directeur du bureau ukrainien de l’ONG Transparency International, Iaroslav Yourchishyn, dénonce lui des “jeux d’imitation (…), qui soulèvent plus de questions qu’ils ne règlent de problèmes”.

Dans ce même esprit, Iouriy Loutsenko est vilipendé pour une série d’arrangements à l’amiable qu’il conclurait de manière confidentielle avec des parlementaires. Le sulfureux Hennadiy Bobov, ancien du Parti des Régions, siégeant aujourd’hui au sein de Vidrodjennia, aurait ainsi proposé de payer un million de dollars pour éviter des poursuites judiciaires. “Si Loutsenko accepte, cela créera un précédent et entraînera d’autres accords de ce type”, redoute Viktoria Voytsitska du parti “Samopomitch – Auto-Aide”.

Pour beaucoup, il est déjà trop tard. La ferveur révolutionnaire et la fièvre patriotique étant retombée, les marchandages politiciens seraient redevenus le moteur principal de la politique ukrainienne. Les poursuites contre l’ancien ministre de l’écologie Mykola Zlotchevskiy ont été abandonnées en janvier. Les anciens directeur adjoint de Naftogaz Oleksandr Katsouba, directeur adjoint du service des impôts Andriy Holovach et vice-ministre de l’économie Oleksandr Soukhomlyn ont reçu des peines avec sursis, après avoir conclu des accords avec le Procureur Général. Et, le 18 mai, les parlementaires ont ainsi refusé de voter une loi imposant des sanctions à l’encontre de 21 personnalités liées à “la Famille”, dont Viktor Ianoukovitch, sans explication. Une “conséquence directe” de la pratique du marchandage, selon Daria Kaleniouk. Elle souligne le risque que ces accords, confidentiels pour la plupart, représentent de fait une niche pour des pratiques corrompues

Alya Shandra s’indigne aussi de l’inaction de Iouriy Loutsenko dans l’enquête sur Iouriy Boiko, ancien vice Premier ministre sous Viktor Ianoukovitch, et chef actuel du Bloc d’Opposition. Il est soupçonné d’avoir détourné 180 millions de dollars, ce qui ne semble pas inquiéter le Procureur Général outre mesure. Rien de plus normal pour le député Serhiy Leschenko, pour qui rien ne bougera avant les élections présidentielles de 2019: “Boiko est un adversaire idéal pour assurer la réélection de Petro Porochenko, car il servira de repoussoir pour une majorité d’Ukrainiens. Boiko ne devrait donc pas être inquiété avant l’élection”.

L’arbre pour cacher la forêt? 

Loin de la ferveur révolutionnaire contre “la Famille” qui prévalait en 2014, ce sont donc les autorités issues du Maïdan qui se retrouvent désormais critiquées pour leur insuffisances, leur manque de résultats, et leurs supposés marchandages et négociations en sous-main. Nombreux sont ceux qui reprochent à Iouriy Loutsenko, et à un système judiciaire non-réformé, leur indulgence vis-à-vis de la corruption persistante. Les déclarations électroniques des dirigeants et députés, qui avaient révélé, en novembre 2016, certaines fortunes colossales acquises par des moyens non-définis, n’ont pas encore été étudiées par les inspecteurs financiers. Iouriy Loutsenko a beau multiplier les annonces d’arrestation, pour certaines spectaculaires. Le nombre de cas portés devant les tribunaux reste, lui, insignifiant.

Impuissance? Complicité? Marchandages politiciens? Impossible de trancher. Ce qui est sûr en revanche, c’est que l’inquiétude de la société civile et des partenaires occidentaux de l’Ukraine est récemment montée d’un cran, face à des pressions visant les militants anti-corruption. Un récent rapport d’Amnesty International place encore une fois l’Ukraine au bas de son classement, à la 131ème place sur 176. Une récente loi sur les déclarations de patrimoine, des perquisitions et enquêtes visant des critiques du gouvernement, ou encore des tentatives de brider les activités du Bureau National Anti-Corruption (NABU) sont perçues comme des signes de fermeture de l’exécutif. Sa volonté de réforme, et sa capacité à enquêter sur ses propres abus, est sérieusement remise en question. Dans ce contexte, les poursuites très médiatisées contre la personne de Viktor Ianoukovitch serviraient d’exutoire, pour faire tenter de oublier des affaires plus contemporaines.

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L’Ukraine survivra

A Mejyhiria, la somptueuse résidence “Honka” en bois précieux est contrôlée et entretenue depuis 2014 par des volontaires de Maïdan. Face au vide juridique qui perdure sur le statut des bâtiments, c’est Petro Oleynik, un Ukrainien de l’ouest déjanté qui conserve le trousseau de clés. Affublé d’un drapeau nationaliste et de symboles patriotiques, il organise des tours guidés et mène les visiteurs à la découverte des trésors de Viktor Ianoukovitch. Du chandelier à un million d’euros à la réplique d’un piano “Steinway & Sons”, offert à Yoko Ono par John Lennon, Petro Oleynik exhibe toujours avec enthousiasme son “musée de la corruption”.

“Moi et mes camarades sommes épuisés, bien sûr. Ca fait trois ans que je ne suis pas rentré chez moi”, explique-t-il, en raccompagnant des visiteurs à la porte. “Mais je ne partirai pas avant d’être sûr que tout ceci sera préservé, et accessible au peuple ukrainien. Je n’ai aucune confiance dans les autorités actuelles, j’ai trop peur que tout soit pillé…”. Les habitués remarquent en effet que Petro Oleynik parle moins de “La Famille”, et se dispense de plus en plus sur la nouvelle équipe au pouvoir. “Pour le reste… Peut-être que la justice ne sera jamais rendue, et que Ianoukovitch n’en paiera pas le prix. Mais avec ce ‘temple de la corruption’, nous n’avons pas besoin d’une décision de tribunal pour savoir ce qu’il a fait”.

Coke d’espoir à Avdiivka

Version longue d’un article publié dans La Libre Belgique, le 06/06/2017

La cokerie d’Avdiivka, sous contrôle de la holding de Rinat Akhmetov, est très convoitée par les belligérants. Sur la ligne de front, elle est frappée par les blocages pour son approvisionnement en coke. Les biens de l’oligarque ont été saisis et son centre humanitaire expulsé des zones rebelles.

 

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Crédit: Filip Warwick

“Nos huit fours fonctionnent. Nous sommes revenus à pleine capacité, comme en temps de paix”. Musa Magomedov ne se laisse pas emporter facilement. Accoudé à sa table de conférence, le directeur de la cokerie d’Avdiivka, dans l’est de l’Ukraine parle production et chiffre. Il ne veut malgré tout pas cacher son enthousiasme. “Il y a eu des moments où nous nous pensions condamnés. Aujourd’hui, je sais que nous avons un futur, et Avdiivka aussi”.

A moins de trente kilomètres au nord de Donetsk, l’usine de coke frappe par son gigantisme. Et pour cause: c’est l’une des plus importantes d’Europe. Elle produit 25% du coke ukrainien. Spectatrice immobile de la guerre qui fait rage depuis le printemps 2014, elle s’est retrouvée, avec la ville, sur la ligne de front, du côté contrôlé par les forces ukrainiennes. Le complexe industriel a souffert de nombreux bombardements au cours des trois dernières années, menaçant ses infrastructures vitales. 2 employés ont été tués sur le site.

L’écho des duels d’artillerie est quotidien au-dessus de la ville. Les tirs se concentrent sur la zone militaire au sud, mais se perdent de temps en temps. Quatre civils ont trouvé la mort, le 13 mai, alors que l’Ukraine célébrait la finale de l’Eurovision à Kiev. La cokerie n’a malgré tout jamais cessé de fonctionner. Et aujourd’hui, Musa Magomedov relance les plans d’investissement et de modernisation de l’usine.

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Crédit: Filip Warwick

Pas de temps à perdre

“Vous voyez, les fours sont disposés en batterie, et sont allumés en permanence”, décrit Maksym Butovskiy, contremaître du bloc 1. Un wagon d’acier glisse sur un petit chemin de fer pour collecter des blocs de coke en fusion tombant des fours, à une température de 1000°. Son chargement est ensuite refroidi et entreposé dans les imposantes structures qui encadrent la cour d’usine. “Je considère ces fours comme mes enfants. Autant dire que je suis fier de voir toute ma famille réveillée et active!”, s’émeut Maksym Butovksiy. Seul un neuvième four est en cours de restauration, prévue de longue date. L’usine est active, très active même. “On produit à pleine capacité, et il ne faut pas traîner. Les industries métallurgiques réclamaient notre coke depuis des années, donc il n’y a pas de temps à perdre”, commente Musa Magomedov.

Pourtant, en février, le directeur hurlait à la mort. Le blocus nationaliste des approvisionnements de charbon en provenance des territoires séparatistes faisait peser une menace bien plus existentielle que les bombardements. Sous la bannière “Stop au commerce du sang”, des groupes paramilitaires soutenus par des partis politiques d’opposition avaient établi des barrages sur des voies de chemin de fer. Ils avaient juré d’interdire aux sociétés implantées dans les républiques de Donetsk et Louhansk de faire des affaires avec des entreprises en territoire ukrainien, et de financer les autorités séparatistes par leurs impôts.

Un suzerain en exil

Le blocus était clairement dirigé contre l’empire industriel de l’oligarque Rinat Akhmetov. Allié du Président déchu Viktor Ianoukovitch, il a longtemps été considéré comme le “Seigneur du Donbass”, et avait organisé un circuit de production très intégré, moderne et compétitif, au sein de sa holding “System Capital Management” (SCM). La cokerie d’Avdiivka, en l’occurrence, dépend de la société “Metinvest”, un des fleurons de SCM. Elle recevait charbon et électricité de la société DTEK, elle aussi partie prenante de SCM. La coke produite partait pour la plupart vers des métallurgies de Metinvest. Le circuit avait résisté à la guerre, jusqu’aux blocages du début d’année. Face à la pression d’un mouvement nationaliste armé, vindicatif, et soutenu par l’opinion, le Président Petro Porochenko a institutionnalisé, le 15 mars, un “gel temporaire des échanges commerciaux par rail et par la route”.

“Nous avons du nous adapter”, explique Musa Magomedov, “en recherchant des approvisionnements depuis les Etats-Unis, l’Australie, et d’autres mines d’Ukraine. Ca coûte plus cher, mais nous pouvons au moins continuer à travailler”. L’intégration verticale est tout de même préservée à 50%, dans la mesure où les fournisseurs américains comme United Coal Company sont détenus par Metinvest.

Musa Magomedov dément ainsi les rumeurs de contrebande depuis les zones séparatistes. La cokerie ne reçoit plus ni charbon ni électricité depuis Donetsk, maintenant que les lignes à haute tension ont été redirigées depuis le nord de la région. A travers cette usine, il semble qu’Ahmetov, autrefois le “Seigneur du Donbass”, a perdu tout contrôle sur son fief. En mars, les séparatistes avaient nationalisé une trentaine de ses entreprises sur leurs territoires. Même les activités humanitaires de Rinat Akhmetov sont désormais interdites à Donetsk et Louhansk.

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Crédit: Filip Warwick

 

Séparation définitive? 

Pour le Donbass, région minière et industrielle autrefois très dynamique et incorporée aux circuits économiques ukrainiens, la reconfiguration est difficile. Au moins 20000 personnes franchissent la ligne de front chaque jour, preuve de liens forts et persistants. La rupture progressive des liens économiques pourrait remettre en cause ces interconnexions. Le constat est d’autant plus amer que le blocus ne semble en aucun cas contraindre les autorités séparatistes et russes, à relancer des négociations de paix. Les instigateurs des barrages assuraient pourtant que la pression financière d’un blocus obligerait Moscou à se montrer plus conciliante.

Le chef de Donetsk Alexander Zakharchenko semble très bien s’accommoder de la situation. Il a renforcé son emprise sur l’économie régionale, et semble regarder de moins en moins vers l’Ukraine. Petro Porochenko a subi un revers politique cuisant. Il a aussi perdu les impôts conséquents que les sociétés versaient à Kiev avant d’être nationalisées à Donetsk et Louhansk, accuse les nationalistes d’avoir “manipulé l’opinion” afin de séparer définitivement le Donbass de l’Ukraine.

Crédit: Filip Warwick

Si les faisans restent… 

Chez Musa Magomedov, pas de politique, hormis la politique de la ville. L’homme est une célébrité à Avdiivka, et sur les réseaux sociaux, acclamé pour sa détermination face à l’adversité. De fait, l’existence même d’Avdiivka dépend de la cokerie. La ville en reçoit tout son chauffage, la quasi-totalité du budget municipal, et l’essentiel de son activité économique, à travers les 4000 emplois occupés.

Sur 35000 habitants avant la guerre, environ 20000 vivent encore en ville. “Nous ne manquons pas de bras, mais plutôt de compétences. Les travailleurs les plus qualifiés sont partis”, regrette Musa Magomedov. “Mais avec le retour à nos pleines capacités, on va leur montrer qu’il y a des perspectives ici. On va les faire revenir”.

A la fin d’un tour de l’usine, Ioulia M., responsable de presse, entraîne le visiteur vers un petit espace vert. Des canards s’ébattent dans un bassin. Des cygnes, et même des faisans paradent autour. Le soleil inonde le parc, dans un des premiers après-midis d’été. “Si ces animaux vivent paisiblement ici, alors c’est bon signe pour nous. D’abord en terme de qualité de l’environnement. Malgré toutes les critiques qui nous sont adressées, l’usine est aussi propre qu’une cokerie comme celle-là peut l’être. Et puis, dans ce contexte… si eux se sentent bien ici, alors il n’y a pas de raison que nous fuyons”.

RFI: Kiev soulagée après la rencontre de Versailles

Papier diffusé dans les journaux de la matinale, sur RFI, le 30/05/2017

Soulagement en Ukraine, après la conférence de presse conjointe d’Emmanuel Macron et de Vladimir Poutine. La France est très importante dans le règlement du conflit à l’est de l’Ukraine, et beaucoup se réjouissent à Kiev d’avoir vu le nouveau président tenir tête au maître du Kremlin. Peu croient cependant que cela puisse régler le conflit dans le Donbass. 

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Au moins, il a compris à qui il avait affaire. Médias et réseaux sociaux ukrainiens avaient longuement accusé les Occidentaux d’indécisions et d’actes manqués dans leur politique vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine. Ils se félicitent aujourd’hui de la prestation d’Emmanuel Macron. Son commentaire sur les agences de press Russia Today et Sputnik étant des organes d’influence et non de journalisme a été particulièrement apprécié. Kiev dénonce depuis 2014 les effets désastreux de la propagande d’Etat russe, qui a joué un rôle important dans le déclenchement de la guerre.

Emmanuel Macron tient tête à Vladimir Poutine, et l’avertit même d’une poursuite des sanctions en cas d’escalade en Ukraine. Pour autant, les commentateurs remarquent qu’il n’apporte pas de proposition nouvelle pour relancer les efforts de paix. La question de l’annexion illégale de la péninsule de Crimée n’a pas été développée. Et, en se référant aux Accords de Minsk, le président français s’engage à prolonger un format de négociations qui n’a produit que peu de résultats tangibles depuis 2015. Nombre d’analystes estiment qu’à la fois Kiev et Moscou ont un intérêt politique à conserver ce cadre de Minsk; afin de préserver un status quo. Même le premier point de l’accord, l’application d’un cessez-le-feu, n’a jamais été totalement respecté. La veille de cette rencontre à Versailles, des bombardements avaient fait quatre blessés et détruit une école dans la zone de guerre. Les trois dernières années ont prouvé que des sommets entre chefs d’Etat n’ont qu’un impact limité sur la réalité du terrain, et sur les perspectives d‘un retour à normale dans la région.

Sébastien Gobert – Kramatorsk – RFI

Le Jeudi: La Babel ukrainienne en question

Version longue d’un article publié dans Le Jeudi, le 24.05.2017

L’Ukraine est-elle une “Babel incomprise”? Comme le professeur américain Timothy Snyder, tout visiteur étranger à Kiev est frappé par la fluidité du bilinguisme que les habitants démontrent au quotidien. Les conversations peuvent s’y articuler en russe et ukrainien en même temps, tout en empruntant à des expressions anglaises ou encore polonaises. Une macédoine linguistique, qui ferait de Kiev une ville bien plus européenne que Bruxelles, selon Timothy Snyder. Pourtant capitale officielle d’une Union de 27 Etats-nations, la cohabitation d’au moins deux langues, en l’occurrence le flamand et le français, n’y est pas perçue comme aussi consensuelle qu’à Kiev. 

Pour autant, cette Babel de l’Est n’est pas exempte de tensions. Développée comme un mouvement de fond, l’affirmation progressive de l’ukrainien comme langue d’Etat, depuis 1989, se trouve exacerbée dans le contexte de guerre hybride que se livrent Kiev et Moscou depuis 2014. Un nombre croissant d’Ukrainiens associent le russe à la langue de l’agression, et aux velléités impériales de la Russie. La langue ukrainienne en devient un instrument de sécurité nationale. Les débats sont vifs, les échanges parfois tendus. Si Babel est incomprise, elle ne le serait pas uniquement par les observateurs étrangers, comme le suggère Timothy Snyder, mais bien aussi par les Ukrainiens eux-mêmes. 

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Coexistence pacifique

En Ukraine, “langue et appartenance ethnique ne coïncident pas”, relève Sophie Lambroschini dans son ouvrage “Les Ukrainiens”. “De nombreux Ukrainiens déclarent le russe comme langue de communication, et l’ukrainien comme langue maternelle, et ils ne perçoivent pas la langue comme un facteur d’identification culturelle”. L’usage d’une langue est plus conditionnée par des circonstances familiales, sociales, économiques ou éducatives, qu’ethniques ou même géographiques.

De fait, la vision simplifiée d’un ouest ukrainophone et d’un est russophone relève plus du construit politique que d’une réalité de terrain. A la différence de la Suisse ou de la Belgique, l’Ukraine n’est pas traversée de frontières linguistiques claires. Au delà des deux langues principales, c’est une terre de coexistence de multiples langues, telles que le hongrois, le roumain, le bulgare ou encore le tatare. Sans oublier le “surjik”, mélange non-codifié de l’ukrainien et du russe, très usité dans les zones rurales.

L’Ukraine est ainsi bilingue, voire multilingue dans son ensemble. Mais “il y a des poches régionales unilingues”, constate Dominique Arel, président de la chaire d’études ukrainiennes à l’université d’Ottawa, dans la revue américaine Foreign Affairs. “Or, ce sont celles-ci qui peuvent poser problème, dans la mesure où, dans ces régions, les habitants revendiquent le droit de communiquer exclusivement dans leur langue usuelle”.

Les manoeuvres politiciennes du régime autoritaire de Viktor Ianoukovitch autour de la loi sur les langues minoritaires, entre 2012 et 2014, avaient clairement illustré cette problématique. L’élévation du russe, et autres, au rang de langues officielles dans des unités administratives données, ne changeait rien au multilinguisme pré-existant dans les régions. La revendication politique qui en découlait avait pourtant provoqué de sérieuses tensions. A la demande de reconnaissance d’une spécificité linguistique locale, s’opposait la logique anxieuse de l’affermissement d’une langue ukrainienne malmenée par l’histoire. Le contentieux avait été exacerbé par les débuts de la guerre d’information ukraino-russe.

Lors de l’annexion de la Crimée, le “Printemps russe”, et le conflit armé du Donbass qui l’a suivi, les droits linguistiques avaient été brandis par les opposants au régime de Kiev comme l’une des principales raisons de leur insurrection. Laurent Fabius lui-même, alors ministre français des affaires étrangères, s’était montré inquiet que “l’on interdise aux Ukrainiens de l’est de parler russe”. La possibilité d’une telle prohibition n’avait pourtant jamais été évoquée par les autorités de Kiev. Les confusions, entretenues par la machine de propagande russe, prouvent bien la sensibilité du débat linguistique en Ukraine. Comme le remarque Sophie Lambroschini, “la guerre des langues est créée de toutes pièces”. Les polémiques, et les tensions qui en découlent, n’en sont pas moins réelles.

De l’esprit des lois

En 2017, la question s’est déplacée de la rue et des champs de bataille à la Verkhovna Rada (Parlement). Trois projets de lois, n°5670, n°5556 et n°5669, y ont été déposés en janvier. A divers degrés, tous ont pour objectif “l’ukrainisation” de la vie publique, au-delà des aspects institutionnels et administratifs imposés par le statut de la langue d’Etat. A travers des systèmes de doublage ou de traduction simultanée, le recours à la langue ukrainienne deviendrait quasi-exclusif dans les médias, dans les cinémas et théâtres, dans les conférences et évènements publics. Des propositions conformes “aux pratiques en vigueur dans de nombreux pays européens”, selon la députée Iryna Podolyak du parti “Samopomitch – Auto-Aide” co-auteure du projet n°5670.

Bien que l’élue rejette toute tentative “d’instrumentalisation politique”, la controverse fait rage. “La plupart des parlementaires à l’origine de ces propositions viennent de l’ouest de l’Ukraine”, s’est enflammée Valeria Ivashkina, éditorialiste pour www.strana.ua, sur son profil Facebook. Elle a ainsi réactivé l’argument stéréotypé d’une division est-ouest du pays. Une critique confortée par les médias russes, comme Russia Today, REN TV, ou Khakasiya Inform, qui ont dénoncé la tentative de la Verkhovna Rada de “faire de l’ukrainien l’unique langue du pays”.

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Capture d’écran du Facebook de Valeria Ivashkina

Iryna Podolyak assure au contraire que son projet a des visées positives, et doit “permettre un développement harmonieux de la langue ukrainienne”. La députée ne nie pas la difficulté du contexte de guerre, mais juge les Ukrainiens “suffisamment intelligents” pour ne pas succomber à des manipulations politiciennes. En 26 d’indépendance, conclut-elle, il n’y a jamais eu de ‘bon’ moment pour consolider la place de la langue d’Etat. “Alors pourquoi pas maintenant?”

Le “Sovok” 

Il n’empêche. Même chez les partisans de l’affermissement de l’ukrainien comme langue d’Etat, les propositions de loi ne font pas l’unanimité. Elles sont “patriotiques, mais discutables”, estime Halyna Coynash. L’experte du groupe des Droits de l’Homme de Kharkiv pointe du doigt les idées proposées de “patrouille linguistique” ou de lourdes amendes, comme des mesures coercitives qui pourraient s’avérer contre-productives. Une peur partagée, en janvier, par la députée Viktoria Syoumar, du parti “Narodniy Front – Front Populaire”. “Je ne peux pas imaginer qu’un inspecteur de la langue colle une amende à une institutrice parce qu’elle s’adresse à l’un de ses élèves en russe. Pourtant, c’est ce que l’un des projets de loi envisage”, déplore-t-elle.

Pour le philosophe Oleskiy Panich, les textes déposés au Parlement dénotent un problème structurel. Tout en s’affichant comme des Européens modernes et résolument anti-soviétiques, les parlementaires “semblent convaincus que l’Etat doit être partout, et tout réguler”, analyse-t-il. La preuve, selon Oleksiy Panich, de la persistance du “Sovok”. Ce mot russe signifie littéralement “pelle à poussière”. Par l’assonance avec “sov-iétique”, le “Sovok” désigne tous les anachronismes et blocages politiques, sociaux ou encore psychologiques, hérités du passé soviétique.

“C’est de la poudre aux yeux”, tranche avec cynisme le poète Serhiy Jadan. “A chaque fois que le gouvernement est empêtré dans ses difficultés, et ne réussit pas à régler les problèmes économiques et sociaux du pays, il ressort la question linguistique…”

Laisser le temps au temps

“On ne peut pas forcer les gens à aimer une langue”, assène encore Iryna Bekeshkina, directrice de la Fondation des Initiatives Démocratiques. Elle remarque que l’ukrainien s’est officialisé depuis l’indépendance du pays, notamment dans les écoles et les administrations. Dans le même temps, la proportion de citoyens utilisant l’ukrainien dans l’environnement familial est en relative augmentation, de 37% en 1992 à 42% en 2016. En revanche, l’idée de conférer au russe le statut de langue officielle s’est effondré, de 51% en 1996 à 33% en 2016.

Assurément, la guerre hybride entamée en 2014 a contribué à ces évolutions. “J’ai grandi comme une parfaite russophone, jusqu’au moment où j’ai vu les chars russes débouler sur mon pays”, racontait, en 2015, Natasha Lobach, jeune architecte de Zaporijia, grande ville industrielle du centre-est. “A ce moment là, j’ai décidé de ne plus utiliser le russe en public…” Un récent sondage sur la “Désunion soviétique”, publié par “The Financial Times”, montre la langue russe en recul constant, non seulement en Ukraine, mais à travers la plupart des républiques post-soviétiques. Et ce, à une époque où le Kremlin cherche à accentuer sa politique d’influence sur son “étranger proche”.

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Agent d’influence? 

Dans ce contexte, beaucoup voient dans le russe “un instrument de la guerre hybride contre l’Ukraine”, comme l’affirme Pavlo Jerbivskiy, chef de l’administration militaro-civile de la région de Donetsk”. “Encourager le développement de l’ukrainien est une garantie de notre sécurité nationale”. Siégeant à Kramatorsk, une ville brièvement contrôlée par les séparatistes pro-russes en 2014, lui perçoit notamment le risque de l’influence médiatique et culturelle comme une sorte de “soft power” tournant la tête de ses administrés vers Moscou, plutôt que vers Kiev.

Pavlo Jerbivskiy impose l’usage de l’ukrainien parmi ses employés, dont beaucoup sont originellement russophones. Il y voit un encouragement du sentiment de loyauté à l’Etat. Et de citer le professeur autrichien Michael Mozer: “tant que l’Ukraine se considère comme un pays où il n’y a pas besoin de connaître la langue nationale, alors ce n’est qu’une autre Russie”.

L’humanitaire Brian Mylakovsky tempère une telle déclaration, en supposant que le lien intime entre langue et appartenance nationale est à relativiser dans le contexte ukrainien. “De nombreux combattants et médias s’expriment en faveur de la cause ukrainienne en langue russe”, constate-t-il. A l’inverse, sous-entendre que la loyauté d’un individu passerait avant tout par la langue “est un argument qui épouse parfaitement la ligne du Kremlin de “Rouskiy Mir – Monde Russe”. Selon cette idée, Moscou devrait chapeauter un vaste espace géopolitique uni par le modèle économique, la religion, ou encore la langue russe. Un concept qui légitime le rôle du Kremlin de “protecteur” des russophones à travers le monde. Selon Brian Milakovsky, il “serait temps de comprendre que l’Ukraine contemporaine dépasse largement son coeur ukrainophone”.

Dans la même logique, le politologue Konstantyn Bondarenko s’inquiète de l’impact des projets de loi d’ukrainisation sur les populations russophones qui avaient soutenu la Révolution de 2014 et l’effort de guerre ukrainien. De fait, comment anticiper la réaction d’un soldat russophone mobilisé sur le front du Donbass qui, interviewé à la télévision, se verrait doublé en ukrainien?

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La langue russe à la langue ukrainienne: « Petite fille, pousse-toi; tu me gènes! 

Quotas de compensation

Victimes de multiples controverses, de même que des rivalités politiciennes entre leurs auteurs, les trois projets de loi sont pour l’heure retenus dans les salles des comités parlementaires. A titre de compensation, une loi sur les quotas linguistiques à la télévision et à la radio (n°5313) a été adoptée en seconde lecture, le 23 mai. Les chaînes nationales auront l’obligation de diffuser 75% de leurs programmes en ukrainien. Ce sera 50% au moins pour les chaînes régionales.

“La faible utilisation de l’ukrainien à l’écran est affligeante”, a commenté le Président Petro Porochenko. Il a poussé pour cette loi en personne, encouragé par les “résultats impressionnants” produits par une loi similaire, qui visait spécifiquement les chaînes de radio. En filigrane, l’idée que les quotas linguistiques soutiendront le développement d’une offre radiophonique et télévisuelle originale. “Il est important de faire du mot ‘ukrainien’ un synonyme de ‘qualité’”, assène le chanteur populaire Oleh Skrypka, très virulent vis-à-vis de la prépondérance de la production culturelle russe.

Beaucoup dénoncent pourtant un manque de politique publique cohérente et financièrement viable, par exemple pour la production cinématographique. Le développement de films ukrainophones pourrait se retrouver handicapé vis-à-vis de riches producteurs russophones, avertit l’experte Halyna Coynash. Sans oublier la subtile différence entre un cinéma ukrainophone, et un cinéma ukrainien. Des productions ukrainiennes en langue russe pourraient tout aussi bien aider à la promotion culturelle du pays, en touchant un plus large public.

Le rapport à “l’autre”

Au-delà de la rivalité entre l’ukrainien et le russe, il est à noter que la loi n°5313 est critiquée par les Tatars de Crimée. Depuis l’annexion de la péninsule, ils s’inquiètent pour leur survie en tant que communauté nationale. Le Mejlis, leur conseil représentatif, est interdit en Crimée russe depuis 2016. L’usage de la langue tatare y est sérieusement restreint. C’est depuis Kiev que la chaîne de télévision ATR entretient un espace médiatique en langue tatare.

Alors que l’Ukraine affirme régulièrement sa détermination à protéger les Tatars de Crimée, considérés comme l’une des minorités nationales du pays, les quotas linguistiques d’ukrainien sont mal reçus. Refat Tchoubarov, député et président du Mejlis en exil, avait ainsi exhorté la Verkhovna Rada à modifier la loi avant le vote en seconde lecture, afin de “permettre aussi le développement de la langue tatare”. Il n’a visiblement pas été éntendu.

Ce cas particulier de la langue tatare illustre une anxiété inhérente aux critiques d’une ukrainisation de l’espace publique. C’est-à-dire un risque de fermeture vis-à-vis d’une certaine conception de “l’autre”. En dernier ressort, Iryna Podolyak se retranche derrière une comparaison normative: un certain nombre de langues sont reconnues comme langues officielles dans les pays européens. Elles sont protégées comme telles par la loi. Ces pratiques ne sont pas critiquées en Occident. Pourquoi le seraient-elles en Ukraine?

Il convient néanmoins de noter que les dispositions de ces Etats-nations ont toutes, à divers degrés, entraîné et consolidé des homogénéisations de sociétés auparavant marquées par une forte diversité linguistique. Iryna Podolyak assure du respect des droits de l’homme comme l’une de ses priorités fondamentales, y compris le droit de s’exprimer dans la langue de son choix. Mais il apparaît évident que les projets d’ukrainisation de l’espace public sonneront le glas, tôt ou tard, de la Babel ukrainienne.

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Logiques de rupture

A plus courte échéance, c’est bien une logique de rupture ciblée qui est à l’oeuvre. Comme beaucoup d’autres, le poète Serhiy Jadan craint ainsi que les propositions d’ukrainisation de la vie publique ne soient pas tellement “en faveur de l’ukrainien qu’en opposition à la langue russe”. La journaliste Ekaterina Sergatskova, ancienne citoyenne russe, naturalisée ukrainienne en 2015, va même plus loin dans son constat: “beaucoup d’Ukrainiens rejettent tout ce qui est russe”.

Un rejet qui se justifie par la guerre hybride initiée par la Russie en 2014, voire auparavant. Entre l’annexion de la Crimée et le conflit meurtrier du Donbass, les actes de déchirure se multiplient. Il n’y a ainsi plus de liaison aérienne directe entre l’Ukraine et la Russie. Un embargo commercial a été décrété début 2016. En mars 2017, l’activisme de militants nationalistes a poussé le gouvernement à interdire les banques russes en Ukraine. Dans le même temps, la participante russe Ioulia Samoilova au concours de l’Eurovision a été interdite d’entrée sur le territoire ukrainien après avoir s’être produite en concert en Crimée annexée. Même l’acteur américain Steven Seagal, est persona non grata en Ukraine jusqu’en 2022. Il ne cache pas son admiration pour Vladimir Poutine. Kiev le considère donc comme une “menace à la sécurité nationale”.

Contrôler l’incontrôlable

La sphère médiatique est affectée au premier plan par ces logiques de rupture. Toutes les chaînes russes de télévision, considérées comme des instruments de propagande du Kremlin, ont cessé d’être retransmises en Ukraine. Y compris, depuis février 2017, la chaîne d’opposition “Dojd”. Celle-ci avait utilisé une carte de la Russie incluant la Crimée. Une décision pourtant décriée comme “absurde et illogique” par Tatiana Cooper, directrice du bureau ukrainien de Human Rights Watch. “Dojd est la dernière chaîne indépendante et qui remet en cause la politique du Kremlin”, déplore-t-elle.

Plus généralement, des médias ukrainiens qualifiés de pro-russes, et majoritairement russophones, ont perdu leurs licences. Le cas de “Radio Vesti” a ainsi fait couler beaucoup d’encre, de même que les pressions sur le groupe “Inter”. Justifiées par la lutte contre la désinformation et l’influence russe, ces initiatives sont aussi décriées comme des sortes de règlements de compte entre oligarques.

Dans le cadre d’une nouvelle doctrine de sécurité de l’information signée par Petro Porochenko, le gouvernement a interdit, le 16 mai, les populaires réseaux “VKontakte” ou “Odnoklassiki”, équivalents russes de “Facebook” et “Copains d’Avant”. Le moteur de recherche “Yandex”, ou encore le service de messagerie “mail.ru » ont subi le même sort. Ces réseaux sont contrôlés par des proches de Vladimir Poutine et représenteraient un risque d’infiltration par les services secrets russes (FSB), et de manipulation de l’information.

Le décret a déclenché des vagues de protestation, et soulevé des inquiétudes sur l’état de la liberté d’expression en Ukraine. C’est un “aveuglement” des autorités ukrainiennes, pour l’artiste odéssite Oleksandr Roytbud. Celles-ci seraient déterminées à vouloir “interdire ce qu’il est impossible d’interdire”, à savoir les liens culturels et linguistiques entre Russes et Ukrainiens. “L’agression de Poutine nous a rendu plus forts, plus libres”, lance-t-il. “Nous avons le potentiel de devenir un chantre de la culture russe libre”. Plus que contrer l’influence russe, l’artiste souhaiterait voir l’Ukraine post-révolutionnaire devenir un agent d’influence en Russie-même.

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L’alphabet ukrainien

Le risque de la haine

Au-delà des simples questions linguistiques et culturelles, le débat sur la langue d’Etat serait avant tout un symptôme de l’indécision de la société ukrainienne dans le choix de leur régime politique. Après des décennies de “dictature du gouvernement oligarchique”, le philosophe Serhiy Dyatsiouk estime que les Ukrainiens ont développé une capacité de résistance aux dérives de leurs dirigeants. En revanche, la société ukrainienne n’aurait pas développé un contre-modèle viable. Elle se retrouve désarmée face aux sirènes du nationalisme.

De fait, dans le contexte de guerre, les mouvements nationalistes se trouvent crédibilisés, et populaires, constate Serhiy Dyatsiouk. Face à ce phénomène, les Ukrainiens ne sauraient pas encore réagir “aux orientations dictatoriales du nationalisme ukrainien”. Les appels à un ordre moral nouveau, à une pureté retrouvée de la nation, et à une lutte féroce contre ses ennemis, oligarchiques ou russes, trouvent un écho certain dans une société soumise à rude épreuve depuis des années.

Dans ce contexte, le débat sur la langue reviendrait, selon Serhiy Dyatsiouk, à valider ou à refuser la charge émotionnelle négative promue par les nationalistes. En l’occurrence, ceux-ci brandissent des idées de “revanche, de suspicion et de haine à l’égard des Russes et des russophones”, analyse le philosophe. Loin des projections positives et harmonieuses d’Iryna Podolyak, la controverse linguistique est ponctuée d’invectives et de manifestations haineuses. “Exclure et isoler les russophones veut dire les humilier, les intimider, et leur mettre sous pression”, estime Serhiy Dyatsiouk. “Ce serait en quelque sorte reproduire la politique impériale que la Russie a imposée à la langue ukrainienne pendant des siècles”.

Des risques qui sont illustrés par de récentes controverses. Mi-avril, le chanteur Oleh Skrypka attribuait ainsi aux personnes qui “n’arrivent pas à apprendre l’ukrainien un QI inférieur, qui peut être classé comme de la ‘débilité’” Et d’appeler à les “isoler du reste de la société”, et à “leur construire un ghetto”. Oleh Skrypka s’est par la suite excusé de cette remarque intempestive. Le 23 mai, le nationaliste Mykhaylo Kovalchuk a mené un groupe des militants contre un restaurant libanais dans le centre de Kiev. Il s’y était offusqué, entre autres choses, que les serveurs ne s’adressent pas à lui en ukrainien. Employés du secteur privé de la restauration, ils n’y sont pourtant pas obligés par la loi. Mykhaylo Kovalchuk, lui, ne s’est pas excusé. Ces deux cas, et les réactions outragées qu’ils ont provoqué, alarment sur les risques de dérapage du débat linguistique au niveau national.

Alors que la guerre du Donbass entre dans sa quatrième année, une lecture patriotique, voire nationaliste, de la Révolution du Maïdan se trouve légitimée.  Une lecture qui “ne correspond pas forcément à ce qui était ressenti par les manifestants au moment des événements”, rappelle Anna Colin Lebedev, maître de conférences à Paris Nanterre, sur son profil Facebook. “Le Maïdan ne se vivait pas comme une mobilisation de la nation ukrainienne contre la Russie, ou contre les Russes, ou contre la langue russe. C’est déjà une autre histoire du Maïdan que l’Ukraine raconte aujourd’hui, une histoire de guerre, de combattants et de patriotes”. Des glissements interprétatifs pernicieux, qui pourraient brouiller encore plus les grilles de lecture de la “Babel ukrainienne”.

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RFI: Coup de filet sans précédent dans la lutte contre la corruption en Ukraine

Papier radio diffusé dans les journaux de la matinale, sur RFI, le 25/05/2017

Coup de filet sans précédent dans la lutte anti-corruption en Ukraine. Les autorités ont procédé à 23 arrestations d’employés du service des impôts, impliqués dans des affaires de détournement d’argent qui s’élèvent à plus de 3 milliards d’euros. A Kiev, les réactions sont néanmoins mitigées, entre étape fondamentale et opération de communication. 

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Les perquisitions ont produit des prises de grosses sommes de dollars, en liquide. Source: Facebook d’Arsen Avakov

454 perquisitions dans 15 régions d’Ukraine. 1700 policiers mobilisés et 500 procureurs militaires. Pour le ministre de l’intérieur Arsen Avakov, “c’est la plus importante opération de lutte anti-corruption jamais organisée en Ukraine”. 23 fonctionnaires des impôts ont été arrêtés. Ils sont soupçonnés de complicité avec des officiels de l’ancien régime corrompu de Viktor Ianoukovitch. Des milliards d’euros sont en jeu. Chez l’un des fonctionnaires arrêtés, les policiers ont trouvé 3,8 millions de dollars en liquide. A Kiev, le Procureur général Iouriy Loutsenko triomphe, mais doit faire face à des critiques sévères. Pourquoi ces 23 employés, et pas d’autres? Pourquoi aucun haut responsable de l’ancien régime n’a été condamné en justice depuis la fuite de 2014? Le Procureur général est aussi soupçonné d’avoir monté une opération de communication, un an jour pour jour après sa prise de fonction, et au lendemain d’un rapport accablant de l’ONG Transparency International sur la lutte anti-corruption en Ukraine. Les arguments des uns et des autres se justifient. C’est le suivi de ces affaires au tribunal qui fera la différence. Au-delà des opérations de police, les Ukrainiens attendent de voir si justice sera rendue.

Sébastien Gobert – Kiev – RFI

RFI: L’Ukraine adopte une loi de quotas linguistiques dans les médias

Papier diffusé dans les journaux de la matinale, sur RFI, le 24/05/2017

L’Ukraine poursuit ses efforts d’ukrainisation de l’espace public. Le Parlement a adopté, le 23 mai, une loi obligeant chaînes de TV et radios à respecter des quotas linguistiques. 75% des programmes devront être en ukrainien. Le vote fait suite à l’interdiction, la semaine dernière de plusieurs réseaux sociaux et ressources internet russes. Les deux mesures ne sont pas associées, mais elles s’inscrivent dans un ressenti de l’opinion publique d’une politique dirigée contre la langue russe. 

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L’ukrainien est la langue d’Etat, et il doit dépasser progressivement le simple cadre administratif et institutionnel. C’est en substance l’objectif de cette loi sur les quotas linguistiques dans les médias. 75% des programmes sur les chaînes de télévision et radios nationales devront être en ukrainien; et 50% dans les médias régionaux. Le Président Petro Porochenko a personnellement soutenu cette loi, afin de favoriser un développement de la langue ukrainienne. Reste que le respect des quotas ne va pas de soi. Les débats télévisés ont lieu régulièrement en russe et en ukrainien en même temps: comment comptabiliser? Dans ce pays bilingue, la question linguistique est régulièrement utilisée, voire instrumentalisée par les partis politiques, en particulier dans le contexte de la guerre hybride que se livrent l’Ukraine et la Russie. Les communautés russophones s’indigne d’une ukrainisation qu’elles perçoivent souvent comme une politique de dé-russification. Si cette politique d’ukrainisation vise à unifier le pays autour de la langue d’Etat, le ressentiment d’une partie de la population pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur la cohésion de la société ukrainienne.

Sébastien Gobert – Lviv – RFI

RFI: Controverse en Ukraine autour de l’interdiction de réseaux sociaux russes

Intervention dans la séquence « Bonjour l’Europe », sur RFI, le 17/05/2017

Les actes de rupture entre l’Ukraine et la Russie se multiplient depuis le début de la guerre hybride entre les deux pays en 2014. Le Président Petro Porochenko a signé un décret, hier 16 mai, interdisant plusieurs sites russes très populaires en Ukraine. La raison invoquée, c’est de mettre la pression sur la Russie, et lutter contre la guerre de l’information venue de Moscou. Mais en Ukraine même, la décision déclenche une vague de critiques… 

Depuis Kiev, Sébastien Gobert

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Sébastien, on comprend que cette décision est controversée, car il s’agit de 4 sites qui figuraient parmi les 10 plus populaires sur l’Internet ukrainien… 

Oui, vous imaginez, ce sont plus de 12 millions d’utilisateurs de VKontakte, le Facebook russe, et 5 millions d’abonnés de Odnoklassniki, l’équivalent de Copains d’Avant, qui perdent accès à leurs comptes. Il y a aussi mail.ru un service de courriels qui compte des millions d’utilisateurs, et Yandex, un moteur de recherche. En tout, ce sont 468 sociétés, et 1228 individus qui sont interdits en Ukraine par le décret présidentiel. Les bureaux seront fermés, les comptes en banque gelés, les individus interdits d’entrée sur le territoire national. Cela s’ajoute aux sanctions déjà pré-existantes.

La décision était attendue s’inscrit dans le cadre d’une doctrine de la sécurité de l’information que le Président a signé en février. Pour autant, le décret ne détaille pas les moyens qui seront mis en oeuvre. Et pour être efficaces, il faudrait que l’Ukraine construise un nouveau mur de chine de l’Internet. Cela demande investissements et compétences, dans un pays qui est connu comme l’un des premiers pays pirates au monde. Les forums et réseaux sociaux regorgent déjà de conseils sur l’utilisation de sites miroirs et de VPN. Mais surtout, les internautes s’alarment de la perspective de vivre désormais sous un régime répressif.

Oui, ce décret semble autant dirigé contre les sites russes que contre leurs utilisateurs ukrainiens… 

Tout à fait. Le constat de l’exécutif, c’est que les réseaux sociaux venus de Russie sont des outils d’influence et de manipulation du Kremlin. Ils servent à créer des groupes de réflexion et de propagande, qui aident les militants pro-russes à coordonner leurs actions. C’est vrai, et cela a été prouvé en 2014, lors du début de la guerre. Mais cela ne concernait pas TOUS les 12 millions d’utilisateurs de Vkontakte, par exemple! Certains internautes mettent donc en garde le gouvernement contre des émeutes à venir, qui seront celles d’adolescents en colère, qui réclameront l’accès à leurs réseaux sociaux. C’est ironique bien sûr, mais le ressentiment est réel.

Beaucoup considèrent cette interdiction comme une sanction non pas contre les sites russes, mais contre les Ukrainiens eux-mêmes. Certains voient dans ce décret l’opportunité pour des entreprises ukrainiennes de développer de nouveaux réseaux sociaux, et de renforcer l’Internet national. Ces commentaires optimistes sont néanmoins noyés dans la masse des critiques, dans lesquelles transpirent aussi la peur d’une censure de l’Internet, Les autorités chercheraient à étouffer les contestations sans régler les problèmes de fond.

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Vitaliy Klitschko, maire de Kiev, dans une caricature qui circule sur les réseaux sociaux: « S’il n’y a pas Yandex (le système de navigation du moteur de recherche) , il n’y aura pas d’embouteillages ». Le commentaire ironise sur une velléité supposée de l’exécutif ukrainien d’étouffer les problèmes et critiques sans les régler.  

Beaucoup y voient aussi une tendance au “tout répressif” du gouvernement, notamment dans le domaine de l’information et de la liberté d’expression. On peut noter qu’un Ukrainien vient juste d’être condamné à 2,5 ans de prison pour cité une phrase du Capital, de Karl Marx sur son profil virtuel. C’est considéré comme de la promotion de l’idéologie totalitaire communiste, et comme une enfreinte aux lois de décommunisation de 2015. Le débat fait rage sur cette question aussi, car les termes de l’accusation ne sont pas bien définies.

Mais dans ce cas comme dans le cas de l’interdiction des sites russes, beaucoup dénoncent des mesures qui sont très similaires à ce que le Kremlin a développé en Russie ces dernières années. Le chercheur Mikhaylo Minakov regrette que “l’Ukraine devient une nouvelle Russie. A la différence près que nous n’avons pas ni pétrole, ni gaz”.

Beaucoup se posent aussi la question de la pertinence d’une telle interdiction au 21ème siècle…? 

Exactement. Pour beaucoup d’Ukrainiens, une interdiction totale l’interdiction est est avant tout un aveu d’échec pour le gouvernement, qui n’a pas réussi, depuis trois ans, à utiliser ces sites russes pour mener la guerre de l’information contre la Russie. Les réseaux sociaux des soldats russes déployés dans l’est de l’Ukraine sont plein, par exemple, de preuves de l’intervention de la Russie. Les enquêteurs ukrainiens pourraient perdre de précieuses sources d’informations, par exemple pour analyser les groupes pro-russes, ou pour continuer l’enquête sur le crash du Boeing MH17 en 2014.

Et pour finir sur l’idée d’une interdiction totale, cela pourrait montrer que le gouvernement ne comprend tout simplement pas l’Internet. Puisqu’il ne faut pas se leurrer: Que ce soit sur ces réseaux sociaux ou sur d’autres plateformes, les critiques du gouvernement, et les idées des militants pro-russes arriveront toujours à circuler.

Libération: Kiev, nouvelle Mecque de l’opposition russe?

Version longue d’une article publié dans Libération, le 28/04/2017

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“C’est aux Russes qu’il incombe de dé-poutiniser la Russie, et à personne d’autre. Mais beaucoup d’opposants, comme moi, ont été poussés à l’exil. L’Ukraine est une bonne base pour poursuivre le combat”. En 2014, Iliya Ponomarev était le seul député de la Douma à ne pas voter pour l’annexion de la Crimée ukrainienne. Bientôt l’objet de pressions politiques, il a quitté son pays en 2015. Il est désormais installé à Kiev. “La proximité géographique et culturelle entre l’Ukraine et la Russie sont importantes. Le contexte de guerre renforce la dimension symbolique de Kiev. Il y a beaucoup à faire ici”.

Depuis 2014, ce sont au moins 2000 citoyens russes qui ont trouvé refuge en Ukraine. Kiev n’impose pas de visa d’entrée aux ressortissants de la Fédération. Le groupe est hétérogène, allant de combattants volontaires dans les rangs de l’armée ukrainienne à des profils d’individus divers, fuyant des poursuites judiciaires dans leur pays. Tous sont unis par leur opposition à Vladimir Poutine, et attirés par la vague de changements initiés par la Révolution de la Dignité.

“Il ne s’agit pas pour autant d’être naïf. Le Maïdan n’a pas tenu ses promesses de Révolution”, analyse Olga Kurnosova, ancienne collaboratrice de l’opposant assassiné Boris Nemtsov. “Nous sommes néanmoins fascinés par la capacité des Ukrainiens à s’être débarrassé d’un régime corrompu et autoritaire. Il y a beaucoup à apprendre ici”.

Par un samedi d’avril ensoleillé, Iliya Ponomarev et Olga Kurnosova se réunissent dans un quartier pavillonnaire de Kiev, chez Olivier Védrine. Pour ce Français installé dans la capitale ukrainienne, “l’Europe ne peut se construire sans une Russie libre”. Il héberge donc des réunions d’opposants russes. Pendant la discussion, Olga Kurnosova suit avec avidité une manifestation de l’opposition moscovite sur son téléphone. Elle n’a pas mis les pieds en Russie depuis octobre 2014, quand elle a fui vers la Biélorussie dans un train de nuit.

Ces rencontres du weekend s’apparentent plus à des clubs de réflexion qu’à un quelconque embryon de gouvernement en exil. Renverser le tyran Poutine grâce à une large alliance citoyenne, changer le système en profondeur, construire une nouvelle Russie… Les mots d’ordre ne manquent pas. Et depuis leur exil kiévien, ces opposants l’affirment: une des premières décisions du prochain régime sera de rendre la Crimée à l’Ukraine, et de mettre fin à la guerre du Donbass. Ils se démarquent en cela des principaux opposants actifs en Russie, qui n’ont pas pris d’engagements aussi clairs.

L’ambiance joviale de la réunion est plombée quand Iliya Ponomarev est convoqué chez le Procureur général, dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Denis Voronenkov. Ancien député de la Douma en exil, l’homme a été abattu en plein centre de Kiev, le 23 mars. Si Iliya Ponomarev est depuis affublé de deux gardes du corps pour garantir sa sécurité, il reste difficile de considérer ce meurtre comme un message de menace pour les opposants russes. Denis Voronenkov tenait plus du déserteur en reconversion que d’un dissident de longue date. Le parcours d’Iliya Ponomarev comporte lui aussi ses zones d’ombres, et ne fait pas l’unanimité parmi les Russes de Kiev.

L’ancien député n’a d’ailleurs pas été invité à l’ouverture de la “Maison de la Russie Libre”, le 13 avril. Conçue comme une “ambassade alternative de la société civile russe en Ukraine”, la Maison se veut un centre d’assistance aux réfugiés russes, de même qu’un espace de synergie des forces d’opposition. “Les Russes ici comprennent les défis de la transition démocratique en Ukraine”, explique Grigori Frolov, jeune co-fondateur de la Maison. “Ils comprennent encore très bien ce qu’ils se passe en Russie. Nombre d’entre nous ont des contacts en Occident. Cela nous ouvre énormément de possibilités”.

Pour autant, difficile d’articuler un message cohérent, et efficace, depuis Kiev. D’abord par manque de moyens, mais aussi par manque de cohérence et de coordination au sein de la communauté russe. Au-delà de la simple opposition au Kremlin, les avis divergent, tant sur les méthodes que sur les objectifs. “C’est aussi à cela que la Maison de la Russie Libre doit s’atteler”, commente Grigori Frolov. A travers une association pré-existante, “EmigRussia”, son équipe apporte assistance et conseil aux émigrés nouveaux venus, notamment au niveau administratif.

“De nombreux Russes se voient refuser leur demande d’asile, pour des raisons qui ne sont pas toujours évidentes, poursuit la journaliste Ekaterina Sergatskova, naturalisée ukrainienne en 2015. “Ils rencontrent beaucoup de problèmes avec les services de l’immigration, la police, l’administration en général…” Maskym Butkevytch, de l’association “No Borders”, confirme que plusieurs citoyens russes se voient refuser leurs demandes d’asile et sont rapatriés, “malgré les risques évidents auxquels ils font face en Russie”.

Autre défi à relever: établir des contacts entre Russes et Ukrainiens. “Ils s’ignorent depuis 2014 et ne s’analysent qu’à travers des stéréotypes grossiers”, explique Vladislav Davizdon, rédacteur en chef de “The Odessa Review”. Hormis un soutien de facade à l’opposition russe, le gouvernement de Kiev ne leur fournit ni aide financière, ni logistique. En janvier 2017, l’interdiction de la chaîne d’opposition russe “Dojd” en Ukraine a été reçu comme une douche froide par les exilés russes.

“Dans l’administration, les médias, la société en général, beaucoup d’Ukrainiens rejettent tout ce qui est russe”, surenchérit Ekaterina Sergatskova. L’inauguration de la “Maison de la Russie libre”, d’ailleurs, a du être organisée dans le secret, par peur d’une intervention de groupes nationalistes ukrainiens, qui s’étaient fait menaçants sur les réseaux sociaux. “Et pourtant le bataillon Azov a beaucoup de citoyens russes parmi ses combattants…”, ironise la journaliste.

Dans un contexte de guerre larvée dans le Donbass, les passions ont été récemment exacerbées par l’activisme de militants nationalistes contre des banques russes opérant en Ukraine, qui a entraîné leur interdiction par les autorités. C’est le dernière épisode en date d’une tendance de rupture radicale avec la Russie, caractérisé depuis 2015 par un embargo commercial ou encore la suspension des liaisons aériennes directes, ou, récemment, l’interdiction d’entrée sur le territoire de la chanteuse russe à l’Eurovision. Le gouvernement est de même à l’étude des très populaires réseaux “VKontakte” ou “Odnoklassiki”, les équivalents russes de “Facebook” et “Copains d’Avant”.

La justification première de ces initiatives serait de lutter contre toute influence russe, qu’elle soit économique ou médiatique. “Mais ce sont avant tout des actes de rupture, qui sont lourds de conséquences dans la population”, regrette Grigori Frolov. “Une de nos premières missions ici, plus encore que de chercher à changer la situation à Moscou, c’est de rétablir un dialogue avec les Ukrainiens. Malgré les circonstances actuelles, je veux croire que nous avons un futur à bâtir ensemble”.