RFI: En dehors de l’élection, beaucoup de ménage post-Ianoukovitch à faire

Reportage diffusé dans l’émission Accents d’Europe, le 23/05/2014

A 4 jours du premier tour de l’élection présidentielle en Ukraine, la campagne est assez molle : Petro Porochenko, roi du chocolat, est visiblement assuré de l’emporter, peut-être même dès le premier tour. L’élection marquerait une première étape de sortie du chaos post-révolutionnaire. Mais il reste beaucoup de travail. On s’aperçoit maintenant que le régime autoritaire de l’ancien président Victor Ianoukovitch avait organisé le vol systématique des ressources du pays. A Kiev, une initiative a pris forme, qui regroupe journalistes et citoyens volontaires. « Ianoukovitch Leaks », entend reconstituer les schémas de corruption de l’ancien régime…

C’est un jeu de mémo. Dans une grande salle ensoleillée, au deuxième étage d’un entrepôt industriel, une poignée de volontaires est agenouillée, accroupie, ou recroquevillée au milieu d’innombrables petits morceaux de papiers déchirés. Sur ces papiers, des milliards d’euros. Les documents broyés ont été récupérés dans les poubelles de la société-écran VETEK, qui appartenait au jeune Serhiy Kourchenko, un des proches collaborateurs de la Famille de Victor Ianoukovitch. A la fin février, le régime s’est effondré remarquablement vite, et ces débris sont restés, comme des preuves des abus colossaux commis depuis 2010.

Denis Bigus
Denis Bigus

Anna Ovsienko est une jeune volontaire, affairée à reconstituer un document. Elle a un travail, mais elle a pris son après-midi pour venir ici.

Anna: J’essaie de reconstituer ces papiers, pour découvrir ce que l’ancien gouvernement faisait de notre argent. J’espère y arriver. Ce que j’attends, c’est nos journalistes établissent les schémas de corruption. Peut-être que l’on peut récupérer l’argent. Peut-être que l’on peut juger les coupables et construire un nouveau système.

L’équipe comptait une soixantaine de personnes au début mars, qui ont reconstitué des centaines de documents trouvés dans un des bassins de la résidence présidentielle, au nord de Kiev. Ianoukovitch Leaks est encadrée par des journalistes qui avaient enquêté sur les affaires de l’ancien régime auparavant, et qui ont enfin accès aux sources de première main. Denis Bigus exhibe fièrement son tee-shirt sur lequel est imprimé « Ukraine – Fuck Corruption » « Ukraine – nique la corruption » (c’est pas la peine de traduire je crois que tout le monde comprends). C’est un journaliste spécialisé en économie, qui a coordonné l’initiative dès ses débuts : il a constitué les équipes de les volontaires, il a trouvé le local, des imprimantes, des scanners, et, détail très important,… du café.

Au bout de quelques semaines sur les documents issus de la seule société-écran VETEK, lui et son équipe ont découvert des modèles organisés de corruption se montant à au moins à 1 milliards et demi d’euros. Une goutte d’eau dans l’océan ukrainien.

Denis: Cet argent, cela vient d’une seule société qui a fonctionné dix mois, je ne me rappelle plus exactement, peut-être 9 mois. Donc c’est extrêmement modeste. Mais ces gens ont contrôlé toutes les circuits financiers du pays. Eux, ils prenaient tout ce qu’ils pouvaient. Ce n’était même plus voler, c’était juste dévorer, mécaniquement !

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Le travail de Ianoukovitch Leaks est déconnecté de celui du procureur général, qui mène sa propre enquête en parallèle. Pour les journalistes, il est essentiel de reconstituer et synthétiser les documents avant de les transmettre aux autorités. Après tout, le système est encore loin d’avoir été nettoyé.

Denis: Le premier but, c’est d’expliquer aux gens. Le second objectif, c’est de contrôler le procureur général, la police et ainsi de suite. Contrôler et aider. Vous savez quand j’ai des preuves contre un homme impliqué dans une activité criminelle et qu’ils ne l’arrêtent pas, cela pose des questions…

Denis précise  que VETEK employait 70 avocats, qui étaient plus ou moins consciemment impliqués dans le blanchiment d’argent. A ce jour,, un seul de ces avocats véreux a été arrêté. Pourquoi lui ? Pourquoi pas les autres ? Il ne connaît pas la réponse, mais il continuera de poser la question, inlassablement.

Tatiana Anaprienka est une autre volontaire, qui elle aussi a posé 1 ou plusieurs jours de congés à son travail pour venir ici. Les questions d’enquête, de jugements et de purges, elle n’y croit pas trop. Mais elle est là par principe.

Tatiana: Je n’attends rien en particulier. Je suis juste prête à faire ce qu’il est nécessaire pour une cause commune. Je veux aider les gens ici. Ce que je veux contribuer à faire, c’est collecter des petites choses, pour reconstituer une image plus large. Comme ça, nous pourrons comprendre la chaîne qui existait auparavant, et ce qui subsiste maintenant.

Mais débarasser l’Etat de ce système généralisé sera très difficile. C’est un peu comme nettoyer les écuries d’Augias : tous les rouages du pouvoir ont été contaminés, et depuis bien plus longtemps que l’ère Ianoukovitch. Quant à la plupart des dignitaires du précédent régime ils se sont vite exilés. Le propriétaire de VETEK, Serhiy Kourchenko, s’est récemment acheté une demeure somptueuse à Moscou. Une minorité réside encore en Ukraine, et enfin les derniers se sont tout simplement portés candidats à l’élection présidentielle. Preuve s’il en fallait que la seule révolution n’a pas réussi à faire tout le ménage, et qu’il reste encore beaucoup à faire afin de concrétiser les changements pour lesquels les Ukrainiens se sont battus.

Ecouter le reportage ici

Publié par

Sébastien Gobert

Journaliste et voyageur, je suis un Européen d'origine française et observateur insatiable de la composition, décomposition et recomposition du continent. Depuis 2011 en Ukraine, je suis en permanence sur les routes, afin de suivre les évolutions et révolutions qui secouent ce pays. L'occasion d'affiner mon regard sur les différences - et ressemblances - qui font cette autre Europe.

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